Page:Scribe - Piquillo Alliaga, ou Les Maures sous Philippe III, 1857.djvu/8

Cette page a été validée par deux contributeurs.
2
piquillo alliaga.

la foule un aimant qui attire la foule, le flux devint bientôt si considérable, que le reflux s’étendit de l’autre côté de la rue des Dattiers, devant les carreaux de la boutique de Gongarello, le barbier, qui rasait alors une pratique, et qui, surpris de cette éclipse soudaine, fut obligé de s’arrêter, attendu que le jour lui manquait.

Aben-Abou, connu dans le quartier sous le nom de Gongarello, était un petit homme brun, joyeux, goguenard, comme les barbiers ses confrères, et de plus, intelligent et industrieux, comme tous ceux de sa nation ; il était Maure d’origine, et son activité contrastait singulièrement avec l’antipathie de ses graves voisins, pur sang espagnol, vieux chrétiens et descendants de Pélage ; aucun barbier de Pampelune n’avait plus de pratiques que lui ; aussi tous les mois était-il régulièrement dénoncé à l’inquisition par quelqu’un de ses confrères, pour crime de sédition, d’impiété ou de sorcellerie.

Gongarello, fendant la foule qui obstruait sa porte, s’approcha, non sans peine, de la pancarte officielle, et, sans attendre qu’on l’en priât, se mit à lire, à haute voix, l’affiche rouge et noire qui décorait la porte du corrégidor ; elle était ainsi conçue :

« Fidèles bourgeois de Pampelune ! notre bien-aimé seigneur Philippe III, roi de toutes les Espagnes et des Indes, veut, à son avénement au trône, visiter les provinces basques et ses bonnes villes de Saragosse et de Pampelune : il fera ce soir, aux flambeaux, son entrée solennelle dans nos murs ; nous chargeons les corrégidors, alguazils et familiers du Saint-Office des dispositions à prendre dans chaque quartier pour le passage du cortége royal,

« Signé : le gouverneur,
comte de Lémos. »

Et plus bas :

« Le carrosse de Sa Majesté, celui de Son Excellence le comte de Lerma, les voitures de la cour, précédés du régiment de l’Infante et suivis du régiment des gardes, entreront par la porte de Charles-Quint, et suivront la rue de la Taconnera jusqu’au palais du vice-roi, où doit descendre Sa Majesté. Sur le passage du cortège, toutes les fenêtres seront illuminées, pavoisées, ornées de fleurs, ou porteront les armes d’Espagne et celles du comte de Lerma, premier ministre. Nous n’avons pas besoin d’engager la fidèle et loyale population de Pampelune à laisser éclater les témoignages d’enthousiasme et de dévouement qu’elle renferme en son cœur pour son bien-aimé souverain.

« Les contrevenants seront signalés au Saint-Office par nous, Josué Calzado de las Talbas, corrégidor. »

À peine Gongarello achevait-il cette lecture, que le corrégidor apparut un instant au balcon de sa maison, et, levant en l’air son feutre qu’ornait une large plume noire, s’écria : Vive Philippe III ! vive le comte de Lerma, son glorieux ministre !

Comme un écho fidèle, la multitude répéta le même cri ; quelques murmures partirent seulement d’un groupe qui était sous le balcon. Un homme grand et sec, qu’à sa moustache noire on eût pu prendre pour un ancien soldat de la vieille infanterie espagnole, et qui dans le fait n’était autre que Ginès Pérès de Hila, hôtelier au Soleil-d’Or, se mit à tousser d’un air d’autorité qui laissait entrevoir une nuance de mécontentement.

— Que nous recevions à Pampelune, dit-il, notre nouveau roi, la cour, et surtout le comte de Lerma, dont la suite est, à ce qu’on prétend, plus nombreuse que celle de Sa Majesté, je le veux bien ; le comte ne regarde pas à la dépense, ses gens tiennent à être bien servis, ils viendront dîner au Soleil-d’Or.

— Et commanderont quelques habits de gala pour les fêtes, ajouta maître Truxillo, le riche tailleur, qui venait d’arriver et de se mêler à la foule…

— Mais, continua Ginès Pérès de Hila en élevant la voix, à quoi bon ces deux régiments qu’on nous annonce, celui des gardes et celui de l’Infante ?

— Celui de l’infante ! dit Truxillo en pâlissant.

— Précisément, reprit le barbier Gongarello, celui qui a déjà séjourné ici l’année dernière, à telles enseignes que vous avez logé chez vous un brigadier de ce régiment, le seigneur Fidalgo d’Estrèmos, que je rencontrais parfois donnant le bras à la senora Pepita Truxillo, votre femme.

— Fidalgo d’Estrèmos, balbutia le tailleur, d’un air visiblement contrarié.

— Joli garçon, ma foi, que j’avais l’honneur de raser.

— Tout ce qu’il vous a dit n’était que mensonge ! s’écria le mari irrité.

— Il ne m’a rien dit, répondit tranquillement le barbier.

— Il n’en est pas moins vrai, reprit l’hôtelier en élevant encore plus la voix, que notre compère et voisin Truxillo a raison. Une foule d’inconvénients signalent toujours dans une grande ville le passage des troupes, sans compter que ces soldats seront tous logés et nourris chez le bourgeois.

— C’est vrai, c’est vrai ! crièrent plusieurs marchands.

— Et ceux qui ont le malheur d’avoir de belles maisons, continua l’hôtelier, de vastes boutiques ou de spacieuses hôtelleries seront accablés de billets de logement.

— Il faut pourtant bien, dit le barbier, que notre seigneur et maître, le nouveau roi, ait autour de lui des soldats pour le garder.

— Non, il ne le faut pas ! s’écria un homme aux larges épaules, à la barbe rousse et épaisse et à l’œil farouche, qui s’élança sur une borne, et de cette tribune improvisée domina l’assemblée : non, il ne le faut pas ! la loi et nos droits s’y opposent.

— Il a raison ! s’écria l’hôtelier.

— Très-bien ! plus haut ! cria le tailleur.

Vingt ou trente conversations particulières qui se croisaient alors s’arrêtèrent tout à coup. Un profond silence se fit dans le groupe. Il gagna les groupes voisins, et chacun prêta une oreille attentive à l’orateur, qui poursuivit avec véhémence :

— Lorsque le défunt roi Philippe II, sous prétexte de poursuivre Antonio Pérès, est venu à main armée détruire les fueros d’Aragon, il n’avait qu’un regret, c’était de ne pouvoir traiter de même les fueros de Navarre, et ce que n’a pas osé faire Philippe II, voilà son