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piquillo alliaga.

On juge si Piquillo promit le secret ! et dès le lendemain, cette idée, qui souriait aux deux sœurs, fut mise à exécution.

Sous prétexte de prendre les ordres de ses jeunes maîtresses et leurs commissions pour la journée, Piquillo venait chez elles, chaque matin, et quelquefois le soir. Ces leçons si difficiles, si âpres, si embrouillées avec le senor Gérundio, devenaient d’une simplicité et d’une clarté extrêmes avec ses nouveaux précepteurs, qui ne cherchaient point à briller ni à éblouir leur élève, mais qui, au contraire, se mettaient à sa portée.

— Elles lui expliquaient lentement, puis recommençaient avec une complaisance admirable, jusqu’à ce qu’il eût compris ; et Piquillo s’étonnait de trouver si facile ce qui lui semblait autrefois hérissé d’obstacles insurmontables.

Il faut dire que Carmen était toujours fatiguée la première de son rôle d’institutrice, et abrégeait la leçon pour rire ou pour plaisanter avec sa sœur, tandis qu’Aïxa, toujours la même, froide, patiente et sévère, ne se ralentissait pas d’un instant. Armée d’une baguette d’ivoire, elle indiquait sur le livre les lettres, les syllabes et les mots, que Piquillo suivait du doigt et épelait de son mieux, certain à chaque erreur de voir la baguette d’ivoire tomber impitoyablement sur la main de l’écolier inhabile.

Loin de se plaindre, Piquillo était presque heureux de la punition, et bien plus encore des éloges du seul professeur qui restât… Car, à la fin, voyant que sa sœur s’y entendait mieux qu’elle, Carmen la laissait faire, se contentant d’assister à la leçon, et d’intercéder, de temps en temps, pour leur élève, quand Aïxa se montrait trop sévère et le châtiait trop rudement.

Mais déjà Piquillo n’avait plus besoin d’indulgence ; Aïxa l’avait bien jugé. Loin d’être sans intelligence, il en avait une, au contraire, vive, pénétrante, rapide et qui n’avait besoin que d’être cultivée pour éclore, se développer et devenir bientôt supérieure. En peu de jours il lisait couramment, et déjà, effrayé de son succès, il tremblait presque qu’on ne le trouvât trop savant, tant il avait peur de voir terminer ses études ; mais pour y renoncer, les deux jeunes maîtresses tenaient trop à donner à leur œuvre toute la perfection dont elle était susceptible…

— Tiens, lui dit Aïxa un matin, étudie ta leçon dans ce livre, et après tu nous la liras tout haut.

Et pendant que Carmen, à genoux devant la cheminée, soignait une casserole d’argent qu’elle venait de placer sur le feu, Piquillo jeta les yeux sur le livre qu’on lui présentait, et vit en grosses lettres ce titre : Conquête de l’Espagne par les Maures.

— Ah ! les Maures… je sais ce que c’est.

— Toi, Piquillo !… et comment les connais-tu ? dit Aïxa en le regardant avec attention.

— J’en ai vu un qui était si noble et si beau !… Il m’a dit des paroles que je n’oublierai jamais… Et puis, les premiers amis que j’ai rencontrés étaient aussi des Maures, ils m’ont assuré que j’étais de leur race et de leur sang.

— C’est vrai, continua froidement Aïxa, je croyais que tu l’ignorais.

— Et toi-même, comment le sais-tu ? s’écria Carmen sans interrompre la préparation qui l’occupait, et à laquelle elle semblait attacher beaucoup d’importance.

— Je l’ai su bien aisément, répondit Aïxa. Le jour où il s’est offert à nos yeux, les branches d’arbres avaient tellement endommagé la manche de son pourpoint, qu’il était facile de voir le signe qu’il porte là au bras droit… Tu l’as toi-même remarqué.

— C’est juste… sans savoir ce que c’était, reprit Carmen.

— Eh bien ! dit Aïxa, c’est un signe arabe.

— Tu sais donc l’arabe, Aïxa ?

— Oui, sœur… quelques mots seulement… qu’on m’a appris dans mon enfance.

Puis, se retournant vers Piquillo :

— Étudie tout bas et ne nous dérange pas… car nous sommes là très-occupées… Eh bien, Carmen, as-tu fini ? notre déjeuner est-il prêt ?

— Oui, sœur… et d’après tes instructions ; le voici.

Et elle versa ce qui était dans la casserole d’argent sur un plat de porcelaine.

Bien, dit Aïxa, je me connais en morilles[1], et jamais tu n’en auras mangé de plus fraiches et de plus délicates.

Et toutes deux, ravies du repas qui leur avait été plusieurs fois défendu, se mirent à goûter, avec une joie enfantine, le plat qu’elles venaient d’apprêter en cachette, avec l’aide de Pablo, qui leur avait fourni tous les ingrédients nécessaires.

— C’est un mets délicieux, dit Carmen.

— Je le crois bien, répondit Aïxa, un ragoût excellent ! et moi qui sais distinguer les bonnes morilles des mauvaises, j’irai demain dans le parc, à l’endroit où j’ai trouvé celles-ci, en cueillir de nouvelles pour ton père, à qui nous en ferons le régal.

Et toutes deux, assises devant une petite table en laque de Chine, déjeunaient vis-à-vis l’une de l’autre, tandis que Piquillo dans un coin étudiait tout bas la Conquête de l’Espagne par les Maures, et, bien sûr de sa leçon, s’apprêtait à la répéter à ses jeunes maîtresses, dès qu’elles auraient déjeuné ; mais tout à coup la porte de la chambre s’ouvrit brusquement.

— Qui vient ainsi, sans que nous ayons sonné ! s’écria Aïxa.

Et elle se leva avec fierté, ainsi que Carmen, pendant que Piquillo venait de jeter brusquement sur une console le livre qu’il tenait à la main.

Celui qui entrait ainsi était maître Pablo de Cienfugos lui-même, qui, pâle et tremblant, s’écria :

— N’y touchez pas ! n’y touchez pas !… je viens des cuisines ; le chef dit qu’elles sont de la plus mauvaise espèce… que c’est une mort certaine.

Carmen poussa un cri… chancela et serait tombée sans connaissance, si Aïxa, dont le bras ne tremblait pas, ne l’eût soutenue avec force, et la pressant contre son sein ;

— Allons, sœur, allons, du courage !

En ce moment Piquillo s’élança vers la table, et

  1. Sorte de champignon, de l’espèce la plus rare et la plus délicate.