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piquillo alliaga.

— Les confondre, c’est manquer à tous les deux.

— C’est encourir doublement la colère du ciel.

— Et remettre dans les mains de la reine le sceptre qui vous fut confié…

— C’est vous rendre responsable aux yeux de Dieu, non-seulement de vos péchés à vous, sire…

— Mais de tous ceux que la reine peut commettre en votre nom.

— Tel est du moins l’avis de votre confesseur.

— Tel est celui de la sainte inquisition, qui m’a chargé de le transmettre à vous, le roi catholique, avant d’en référer à la cour de Rome !

Ce raisonnement, qu’on aurait pu, avec plus d’apparence de justice, tourner contre le duc de Lerma en particulier et contre tous les favoris en général, produisit un tel effet sur le roi, que, troublé et tremblant, redoutant déjà les foudres du Vatican, il demanda comment il devait se conduire à l’avenir, et on lui fit jurer sur l’Évangile de ne jamais parler à la reine des affaires de l’État… même dans le lit royal !

Ce serment fut tenu par lui, et lorsque, quelques jours après, don Juan d’Aguilar et don Fernand d’Albayda, son neveu, vinrent remercier le roi, dont ils croyaient avoir reconquis la faveur, leur surprise fut grande et pénible en voyant le trouble et l’embarras avec lesquels on les accueillit.

Ils comprirent, sans en deviner la raison, que leur présence gênait le faible monarque. L’un se retira dans son gouvernement, et l’autre rejoignit son régiment, sans pouvoir remercier la reine, leur généreuse protectrice, dont ils ignoraient les bienfaits.

Un seul cœur se chargea de leur reconnaissance : ce fut celui de Yézid.

Le duc de Lerma, pour qui cet événement ne fut jamais clairement expliqué, essaya vainement d’en connaître les causes véritables. Il se doutait qu’elles se rattachaient au séjour de Marguerite chez Delascar d’Albérique. Il eut beau mettre tous ses espions en campagne, il ne découvrit rien qui pût compromettre le secret de la reine ; mais il resta persuadé qu’il trouverait en elle un obstacle, ou du moins une puissante opposition à des projets que lui, Sandoval et Ribeira, n’avaient point abandonnés et pour l’exécution desquels ils n’attendaient qu’une occasion favorable.

Aussi, dès ce jour, ils s’occupèrent activement des moyens de la faire naître et de frapper un coup d’État. duquel dépendaient, selon eux, les destinées de l’Espagne.

Tels étaient les événements qui avaient précédé l’entrée de Piquillo dans la maison d’Aguilar, et dont nous devions le récit à nos lecteurs, avant de reprendre la suite de cette histoire.


XII.

les deux jeunes filles.

Depuis que don Juan d’Aguilar avait été nommé de par et malgré le roi au commandement de la Navarre, il habitait Pampelune, et dans la belle saison, une délicieuse résidence à Tudela. Obligé de se rendre à Madrid, près de la comtesse d’Altamira, sa sœur, pour une affaire qui concernait la fortune de Carmen, sa fille, il avait obtenu, non sans peine, du ministre, un congé de quinze jours.

Il n’avait pas voulu, même pour ce voyage, se séparer de son enfant ; celle-ci n’avait pas voulu se séparer de sa compagne Aïxa ; voilà comment les deux jeunes filles étaient parties avec le vieillard, et c’est en revenant dans la Navarre, sur les confins de la Vieille-Castille, entre la sierra d’Oca et celle de Moncayo, que leur carrosse avait été arrêté par le bandit Caralo, et que Piquillo était tombé, du haut d’un chêne, à leur secours.

Arrivé à Pampelune, le premier soin du gouverneur fut de faire habiller son nouveau page, et Piquillo, qui, plus que jamais, rougissait du délabrement ou plutôt de l’absence presque totale de sa toilette, vit arriver un homme à la physionomie grave qu’il prit pour un conseiller.

C’était un tailleur, maître Truxillo, avec qui nous avons déjà fait connaissance lors des premiers troubles de Pampelune.

On aurait pu croire, au premier coup d’œil et en se rappelant le passé, que des chagrins domestiques : avaient imprégné ses traits de cette teinte de gravité que l’on y remarquait. On se fût trompé. Sa physionomie était antérieure à son mariage. Truxillo avait toujours été ainsi, même étant garçon ; c’était un homme qui avait pris son état au sérieux, et qui raisonnait un pourpoint ou un haut-de-chausses comme un général d’armée raisonne un plan de campagne.

N’ayant pas jusqu’alors habillé de page chez monseigneur le vice-roi, il voulait se signaler par un morceau d’apparat, un morceau d’étude, et prenait ses mesures avec un soin et une lenteur qui désespéraient Piquillo ; car ni lui ni son habit ne pouvaient guère attendre. Pour charmer le temps, et en garçon prudent qui, avant tout, veut connaître ceux dont va dépendre son sort, Piquillo interrogeait avec art maître Truxillo sur les habitants de la maison, sur ce qu’il pensait de monseigneur le vice-roi.

— Je voudrais n’avoir que du bien à en dire, répondit gravement le tailleur : c’est un brave militaire, un bon maître, ne faisant tort à personne, et surtout payant bien ; mais, franchement, il y a peu d’agrément avec lui ; sa goutte habituelle s’oppose au développement de mon art, mes ciseaux sont souvent paralysés comme lui, et je n’ai jamais pu lui confectionner un habit qui me fit quelque réputation.

— Et ses filles ? demanda Piquillo, qui ne comprenait pas beaucoup.

— La senora Carmen, c’est différent ! Joanna, sa couturière, est heureuse avec celle-là ! Monseigneur n’est pas riche, car il n’a que les revenus de sa place, et s’en fait honneur ; mais si on n’écoutait que son goût, sa fille aurait tous les jours une mantille ou une parure nouvelle, ainsi que la senora Aïxa.

— Son autre fille ?

— Non, ma foi, mais on le croirait ; il va au-devant de tous ses désirs… il fait toutes ses volontés ! il l’adore, seigneur page, et il a raison ! Impossible, avec