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piquillo alliaga.

— Rien pour moi, mais trop peut-être pour un autre.

— Pour qui ?

— Pour un ami !

— Ah ! je comprends… tu aimes quelqu’un.

— Un ami de mon père, un noble et brave gentilhomme à qui l’on veut ôter le plus précieux des biens, son honneur !

— Et c’est pour lui que tu me demandes…

— Oui, madame… je demande justice.

— Et tu l’auras, je te le jure, s’écria la reine avec une vivacité et une joie dont elle ne se rendit pas compte… Parle, Yézid, parle !

Et Yézid lui raconta toute l’histoire de don Juan d’Aguilar qui ne pouvait, pour se défendre, ni arriver jusqu’à son souverain, ni lui remettre les preuves de son innocence.

— Je les lui remettrai, moi, dit la reine. Où sont-elles ?

— Sur moi… Tout est consigné dans ce mémoire, que ses ennemis empêcheront le roi de recevoir et surtout de lire.

— Eh bien ! je le lui lirai… moi, moi-même.

Yézid poussa un cri de joie et de reconnaissance.

— Tenez, madame, tenez ; et il lui remit le papier.

— Ne sachant, ajouta-t-il, aucun moyen de parvenir jusqu’à Philippe III, notre souverain, et ayant appris que lord Montjoy, vice-roi d’Irlande, allait être envoyé par la reine Élisabeth près la cour d’Espagne, j’ai couru en Angleterre et j’en arrive !

Je me suis adressé avec confiance à lord Montjoy lui-même, car il avait combattu don Juan d’Aguilar et connaissait mieux que personne sa noble conduite et sa bravoure ; j’espérais que ce mémoire serait remis par lui au roi, mais on m’avait trompé, la paix est loin encore. Le duc de Lerma n’en veut pas ! et lord Montjoy, qui s’apprêtait à partir comme ambassadeur, ne viendra point en Espagne.

Aussi, j’arrivais accablé du peu de succès de mon voyage. J’apportais à d’Aguilar et à mon père le découragement et le désespoir, et un mot de Votre Majesté va nous rendre à tous la joie et le bonheur.

— J’ignore quel peut être mon crédit ; je n’en ai pas encore fait l’essai, et peut être ne pourrai-je lutter contre le pouvoir du favori.

— S’il était vrai ! s’écria Yézid avec indignation.

— J’essaierai… Toi, cependant, garde le silence, même avec ton père.

— Je le jure à Votre Majesté.

— Même avec d’Aguilar.

— Avec tous ! Il y a des bonheurs qu’on ne partage avec personne, et je suis si heureux d’un secret où je suis de moitié avec Votre Majesté.

— Eh mais ! en voici déjà deux, dit la reine en souriant. Cependant, je ne me crois pas quitte envers toi : tu n’as demandé de sauver d’Aguilar, et nous y ferons notre possible. Mais pour toi, Yézid, que puis-je faire ?

— Ah si j’osais, dit Yézid en tressaillant de joie, je supplierais Votre Majesté…

— Eh bien ?

— De me rendre mon compagnon d’enfance, mon frère, don Fernand d’Albayda, retenu dans les prisons de Valladolid ! Oui, madame, poursuivit-il avec chaleur, pour avoir osé faire ce que j’ai tenté, pour avoir voulu défendre son oncle don Juan d’Aguilar, ils l’ont privé de la liberté et de l’honneur de servir le roi ! Qu’on lui rende son épée, et je vous jure, madame, qu’il ne l’emploiera jamais que pour défendre Votre Majesté.

— Bien, bien, dit la reine en souriant, toujours les autres ! et jamais toi ! La reine d’Espagne, je le vois, n’a pas assez de pouvoir pour te rien accorder.

— L’honneur que j’ai reçu aujourd’hui suffirait à combler tous les vœux. Je n’en ai plus à former ! qu’un seul peut-être…

Il s’arrêta un instant, et dit avec un sourire mélancolique :

— C’est que ce jour si heureux soit maintenant pour moi le dernier !

— Et pourquoi ?

— Que ferais-je désormais des autres ?

— Les autres, dit la reine avec émotion, seront aussi, je l’espère, des bonheurs ou des succès !

— Non, madame, répondit Yézid, mais des souvenirs !

Marguerite se leva sans répondre.

Yézid marcha à côté d’elle pour lui montrer le chemin ; mais Marguerite ne prit point son bras.

Ils remontèrent par le corridor sombre qui conduisait à l’appartement de la reine. Il était de bonne heure. Tout le monde dormait encore, Marguerite se retourna vers Yézid.

— Toi qui m’as si bien servi de guide et de chevalier, je te remercie… et je tiendrai ma promesse ! je penserai à don Juan d’Aguilar… et à Fernand d’Albayda.

Elle ne parla d’aucun autre, mais au moment où Yézid s’inclinait et allait se retirer :

— Un mot encore, lui dit-elle en souriant et en roulant entre ses doigts la fleur de grenade qu’elle : n’avait pas quittée ; nous avons accepté de toi cette turquoise où est gravé un chiffre inconnu ; si c’était quelque talisman… quelque maléfice…

— Non, madame, je le jure à Votre Majesté.

— Eh bien donc, explique-moi quel est le mot gravé sur cette pierre.

Yézid regarda et dit en balbutiant :

— C’est un mot arabe qui veut dire : toujours !

— Ah ! c’est arabe ! dit la reine en rougissant et en regrettant la demande qu’elle venait de faire. Adieu, Yézid, dit-elle d’une voix plus ferme, peut-être maintenant ne te reverrai-je plus… mais compte toujours, et elle appuya sur ce dernier mot, sur ma royale protection… Quant à nous, continua-t-elle avec émotion, nous comptons sur ton dévouement et sur ta discrétion !…

— Toujours ! dit Yézid.

Le panneau se referma : le jeune Maure disparut.

Une heure après, les dames de la reine étaient réveillées. La cameriera mayor entra dans la chambre de Sa Majesté, qui venait de se lever. L’escorte était prête, tout se disposait pour le départ. Le vieux Delascar d’Albérique et tous les gens de sa maison attendaient, dans les jardins, le moment où la reine descendrait.