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piquillo alliaga.

chrétiens. Mais sans doute le travail des Maures avait contribué plus que leur sang, à les féconder.

Partout, des réservoirs et des canaux d’arrosage distribuaient les eaux dans les terrains les plus éloignés et les plus arides ; partout, des eaux jaillissantes et des tapis de verdure, partout des fruits au milieu de corbeilles de fleurs.

La reine et son escorte suivaient depuis longtemps les bords du Guadalaviar, et ses yeux fatigués de la pompe des palais ne pouvaient se rassasier de cette nature enchanteresse.

Tout à coup. c’était la fin de la journée, le soleil était sur son déclin, elle s’arrêta et poussa un cri d’admiration à la vue d’un vallon ou plutôt d’un Éden, où se réunissaient les merveilles de la végétation, toutes les plantes des tropiques à côté de celles de l’Europe. Là, croissaient en plein air le bananier, le pistachier, le myrte et le sésame ; là s’élevaient des bois d’orangers et de citronniers dont les branches ployaient sous leurs fruits dorés.

Un ruisseau, dont la blanche écume étincelait sur les gazons, parcourait toute la vallée, arrosant de ses flots bienfaisants la canne à sucre, le cotonnier, l’ananas et le cafeyer. C’était une féerie, un enchantement, c’était le val parayso, la vallée du paradis !

À mi-côte s’élevait une habitation comme la reine n’en avait jamais vu.

C’était l’architecture arabe dans ce qu’elle avait de plus léger et de plus élégant, ses fines colonnettes, ses gracieuses parures découpées avec tant de coquetterie qu’on eût dit des dentelles en marbre. Autour de l’habitation régnaient des jardins délicieux, dont on apercevait de loin les massifs de fleurs et les jets d’eau retombant dans des bassins de marbre blanc.

Et ce palais, cette demeure royale, n’était cependant qu’une ferme opulente ; car des deux côtés du logement principal, à travers les portiques élégants que soutenaient ces sveltes colonnes, on voyait de nombreux troupeaux se presser et rentrer au bercail. La clochette des vaches et des brebis retentissait en cadence dans la vallée, et accompagnait le chant des pasteurs, chant suave et mélodieux, nouveau aux oreilles de la reine, mais non aux échos de la vallée, qui le répétaient avec complaisance, et semblaient le saluer comme le chant de la patrie.

La reine demanda à qui appartenait cette champêtre et magnifique habitation.

— Au plus riche propriétaire de Valence, Alamir Delascar d’Albérique.

— Voici la fin du jour, et au lieu de marcher jusqu’à Tuejar, où notre halte est préparée, j’aurais bien envie de m’arrêter ici, et de contempler demain cette belle vallée éclairée par les premiers rayons de l’aurore, comme elle l’est en ce moment par le soleil couchant.

— Je ferai observer à Votre Majesté que cela est impossible, dit la comtesse de Gaudia, la cameriera mayor.

— Et pourquoi ?

— On attend Votre Majesté à Tuejar… ce soir.

— Si j’étais indisposée, je ne pourrais m’y rendre !

— Mais, grâce au ciel, Votre Majesté ne l’est pas.

— Supposez que ce soir le ciel m’accorde ce bonheur… et je crois qu’en effet il vient de m’exaucer… car je souffre… j’ai mal aux nerfs.

— J’espère que cela n’est pas.

— Cela est ! cela m’arrive toujours quand on me contrarie.

— Sa Majesté a raison, s’écria la comtesse d’Altamira ; c’est un effet immanquable que j’ai souvent éprouvé.

— Envoyez un homme à cheval à Tuejar, et prévenez que nous n’irons que demain dans la journée.

— Mais, madame…

— Qu’est-ce encore ?

— Que prétend faire Votre Majesté ?

— Demander pour cette nuit l’hospitalité à Delascar Albérique. Pensez-vous qu’il la refuse à la reine ?

— Non, sans doute… mais lui accorder un tel honneur est impossible !

— Et pourquoi ?

— Ce d’Albérique est un Maure !

— Les Maures ne sont-ils point nos sujets comme les autres habitants de l’Espagne ?

— Si, madame !

— Pourquoi donc alors ne pourrais-je pas reposer sous son toit, aussi bien que sous celui du corrégidor de Tuejar ?  !

— Je doute, madame, que Sa Majesté le roi catholique approuve ce projet !

— Faut-il donc lui envoyer un courrier sur la route de Galice, et la consulta royale doit-elle s’assembler pour savoir où nous passerons cette nuit ?

— Non, madame, reprit la cameriera mayor, mais je suis certaine que Son Excellence le duc de Lerma s’y opposerait formellement.

La reine jeta sur elle un regard qui l’empêcha d’achever sa phrase, tant il y avait dans ce regard d’indignation et de mépris ; puis se tournant vers un de ses gentilshommes : « Comte, lui dit-elle, veuillez demander au Maure Albérique s’il veut bien accorder, pour cette nuit, l’hospitalité à la reine d’Espagne. »

Le comte partit, et la reine, prenant un ton plus doux, dit à la cameriera mayor :

— Je ne vous oblige pas, madame la marquise, à braver la colère du roi, et bien plus encore celle de M. le duc de Lerma, en nous suivant dans cette demeure. Vous êtes la maitresse de ne pas nous y accompagner ; quoiqu’à vrai dire, mesdames, continua-t-elle gaiement, je sois fort curieuse de l’examiner en détail, et je serai bien trompée si la réception qu’on nous y prépare ne vaut pas celle qui nous attendait chez M. le corrégidor de Tuejar.

Elle avait à peine fini de parler, qu’un vieillard à la barbe blanche et à la figure vénérable s’approcha d’elle, et mettant un genou en terre,

— Je ne croyais pas, madame, qu’un si grand honneur fût jamais réservé à moi et à ma famille ; mais Votre Majesté a voulu commencer son rêgne par faire des heureux, et dans cette maison où elle daigne entrer, chaque jour on redira son nom avec respect et reconnaissance.

Puis, se relevant, et avec un regard où brillaient les dernières lueurs de la majesté des rois maures, il ajouta :