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piquillo alliaga.

— Je partirai pour toi, et ce que tu aurais fait, je le ferai, frère, je te le jure !

Fernand alors se retourna vers l’officier, et lui dit :

— Monsieur, je suis prêt à vous suivre ; mais un mot encore. Auriez-vous appris quelque chose de don Juan d’Aguilar, qui commandait l’armée espagnole en Irlande ?

— Je ne connais, seigneur cavalier, que les bruits répandus à ce sujet.

— Et quels sont-ils ?

— Que le général est condamné à mort et ses biens confisqués.

Accablés de douleur à cette nouvelle, les deux amis s’embrassèrent, et Yézid murmura tout bas :

— Tant que je vivrai, compte sur moi et ne désespère de rien.

Fernand, entouré de soldats, descendit l’escalier de l’hôtel. L’officier monta près de lui dans une voiture qui roula vers les prisons de Valladolid. Quant à Yézid, suivi du fidèle Hassan, il s’élança sur Kaled, son bon cheval arabe, et prit au galop le chemin de Valence.


IX.

l’habitation du maure.

Le vieil Alami Delascar d’Albérique était dans l’endroit le plus reculé de son habitation : C’était une pièce souterraine dont lui seul et son fils connaissaient le secret. Près de lui était un noble vieillard, à la chevelure blanche, au front cicatrisé, qui, triste et silencieux, tenait sa tête baissée, tandis que de grosses larmes roulaient dans ses yeux.

— Mon hôte et mon ami, lui dit d’Albérique en lui prenant la main, ne pourrais-je donc calmer votre douleur, et vous donner quelque espoir ? Votre neveu va venir. Vous combinerez avec lui les moyens de faire arriver votre justification jusqu’à votre souverain ; il faudra bien, qu’une fois en sa vie, le roi d’Espagne connaisse la vérité.

— Je crains bien que non.

— Eh bien ! si c’est impossible… à moins d’un miracle ! Dieu fera pour vous ce miracle, il vous le doit. Si ce n’est pas sur-le-champ, ce sera plus tard ! prenez patience ! si nous en avions manqué nous autres, que serions-nous devenus, nous qui attendons toujours l’heure de la délivrance ? D’ici là qui vous inquiète ? restez ici près de moi.

— Cacher un proscrit, c’est vous exposer à la proscription, vous et les vôtres ! Il y va de vos biens, de vos jours peut-être.

— Qu’importe ? Quoi qu’il arrive, nous voulons partager vos peines, vos dangers et même vos ennemis, qui dès ce jour sont les nôtres. Ils ont cru vous laisser sans asile, en voici un ! Ils vous ont pris vos biens, les miens sont à vous, mon vieil ami, vous qui jadis dans les Alpujarras, avez empêché les soldats de don Juan d’Autriche de massacrer le pauvre Albérique, prisonnier et sans défense. Je connais mal mon fils Yézid, ou il vous dira, comme moi : prenez tous mes biens, ils sont à vous, car je vous dois mon père.

— Merci, merci, dit le vieux soldat en cherchant à cacher son émotion… mais ma fille, mais Carmen !

— Elle sera notre enfant d’adoption… je la marierai… je la doterai.

— Lui rendrez-vous l’honneur qu’on a enlevé à son père ?

— On ne vous l’enlèvera pas ! Votre innocence sera reconnue ; on vous rendra votre épée, et de plus on vous récompensera comme vous le méritez. Nous plaiderons votre cause… Il y a des juges à Madrid !

— Ils seront inexorables.

— On les attendrira.

— Ils sont tous vendus.

— Eh bien ! on les achètera, et plus cher que personne, plus cher que le duc de Lerma lui-même.

— Ce n’est pas cela que je veux.

— Et que voulez-vous donc ?

— Voir Fernand, mon neveu… lui parler !

— Écoutez ! écoutez ! s’écria le vieillard… Entendez-vous au-dessus de notre tête le galop d’un cheval ? Il a henni. Je le reconnais ! C’est Kaled… c’est le cheval de mon fils ! Yézid nous arrive, et Fernand avec lui. Courage ! courage !

La porte s’ouvrit et Yézid parut. Il était seul.

Il avait fait en moins de deux jours les soixante lieues qui séparent Madrid de Valence, et il raconta aux deux vieillards ce qui s’était passé.

Seulement il leur laissa ignorer ce qu’il avait appris depuis, c’est que, pour avoir manqué de respect au roi, en son conseil, pour avoir défendu et peut-être partagé les opinions d’un gentilhomme déclaré traitre à son souverain et à son pays, pour d’autres raisons encore dont le duc de Lerma et le grand inquisiteur ne parlaient pas et qu’il était facile de deviner, Fernand d’Albayda était privé de l’honneur de servir désormais son pays, et condamné à subir, dans la prison de Valladolid, une captivité dont rien ne faisait prévoir le terme.

De pareilles nouvelles auraient porté le coup de la mort à don Juan d’Aguilar, et Yézid se contenta de lui dire que son neveu était gardé à vue, pour avoir soutenu l’honneur de leur maison, et pour avoir voulu le défendre, les armes à la main, envers et contre tous, même contre le fils du ministre.

— Bientôt, ajouta Yézid, il sera libre, il viendra ; d’ici là, qu’attendez-vous de son amitié, ou plutôt de la mienne ? car moi, c’est lui ! ainsi donc parlez, dites tout à votre neveu !

D’Aguilar regarda le jeune homme avec le sourire d’un ancien ami, et le vieil Albérique, qui comprit ce regard, s’écria : — Je vous disais bien qu’il était impossible de ne pas aimer Yézid ; parlez maintenant, nous vous écoutons.

D’Aguilar leur raconta ce qui s’était passé depuis le moment où Tyrone, chef des révoltés, l’était venu joindre avec quatre mille hommes seulement. Avec cette faible troupe et les six mille Espagnols qu’il commandait, il n’avait pas craint d’attaquer près de Baltimore trente mille Anglais commandés par le vice-roi d’Irlande.