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piquillo alliaga.

nistre ; mais l’intention de Sa Majesté est que, dans ce moment l’on ne donne point de suite à cette discussion. Nous avons à lire les dépêches qui nous arrivent, dit-il en montrant un paquet cacheté de noir qu’apportait un messager d’État.

Le ministre ouvrit les dépêches, les lut tout bas, et, moins maître de son émotion que Philippe II, qui ne se laissa jamais surprendre par la joie ou par la douleur, il ne put cacher à tous les yeux attachés sur lui la pâleur qui couvrit un instant ses traits.

— Sa Grâce avait raison, dit-il gravement, la main de Dieu s’appesantit sur l’Espagne ; l’expédition d’Irlande n’a point réussi ; les Anglais sont vainqueurs.

— Mon oncle est mort ! s’écria Fernand avec désespoir.

— Notre armée est détruite ? demanda gravement Sandoval.

— Ce qu’on m’annonce est plus terrible encore pour l’honneur des armes espagnoles, poursuivit le ministre en baissant la tête : don Juan d’Aguilar et toute son armée ont capitulé sans combattre.

— Ce n’est pas possible ! s’écria Fernand. D’Aguilar est innocent, d’Aguilar est calomnié.

Le ministre remit la lettre au roi en lui disant froidement :

— C’est du comte de Lémos, mon beau-frère.

— Le comte s’est trompé, continua Fernand avec chaleur.

— Mon oncle de Lémos est toujours bien renseigné, dit le comte d’Uzède avec un sourire amer ; il ne se trompe jamais, et, pour moi, j’ai toute confiance en lui.

— Moi, j’ai confiance en l’honneur d’un d’Aguilar, répondit Fernand, et sans avoir besoin d’autres renseignements, je soutiens qu’un gentilhomme, un Espagnol, n’a pu se rendre sans combattre… Qui peut le croire, l’aurait fait.

— Mais j’ai annoncé que je le croyais ! s’écria Uzède en pâlissant.

— Et moi, je soutiens mon dire ! répondit Fernand en portant la main sur la garde de son épée.

— Devant le roi ! s’écria le duc de Lerma indigné.

Philippe et tous les assistants se levèrent.

— Pardon, sire, pardon ! s’écria Fernand en pliant le genou devant son souverain.

Le roi lui fit signe de sortir.

Fernand s’inclina, fit quelques pas vers la porte, et, prêt à la franchir, il dit à demi-voix au comte d’Uzède, qui n’était pas loin de lui :

— Sortirai-je seul, monsieur ?

Le comte fit un pas pour le suivre ; le duc de Lerma le retint d’un regard, et Fernand s’éloigna furieux et désespéré.

En arrivant à son hôtel, il y trouva son ami, son compagnon d’enfance, Yézid d’Albérique. Yézid était fils d’Alami Delascar d’Albérique, le plus riche des Maures de Grenade et de Valence. Yézid descendait de la tribu des Abencerages et du sang des rois. Il avait fait ses études à Cordoue avec Fernand ; tous deux étaient venus habiter les belles campagnes du royaume de Valence, Fernand, dans le château de ses aïeux, Yézid, dans l’élégante habitation et dans les champs cultivés par son père. Fernand, en noble gentilhomme, se destinait à la profession des armes ; Yézid, à qui cette carrière était interdite, s’était consacré aux sciences et aux arts, que les Arabes, ses ancêtres, avaient cultivés avec tant de succès.

Grâce aux trésors de son père, son existence était opulente ; le travail et l’étude la rendirent utile, et puis vint l’amitié, qui la rendit heureuse. Fernand était devenu son frère ; Fernand était aimé de tous les Maures de Valence, car le noble Espagnol était l’ami de Yézid, et Yézid était leur culte et leur idole : c’était le sang d’Abdérame et d’Almanzor ; tous les deux semblaient revivre en lui.

Yézid, qui était alors à Madrid avec son ami, venait de recevoir de son père, resté à Valence, une lettre pour Fernand, et il la lui apportait au moment où celui-ci, encore animé de la scène qui venait de se passer au conseil du roi, la racontait à Yézid, tout en décachetant sa lettre. Cette lettre était de son oncle don Juan d’Aguilar, et ne contenait que ces mots :

« Je suis en Espagne et caché en lieu sûr ; car il faut que je me justifie, que je confonde mes ennemis, et je ne le pourrais pas si je tombais entre leurs mains. L’ami généreux et dévoué qui s’expose pour moi et par qui cette lettre te parviendra, connaît seul le lieu de ma retraite ; pars, va le trouver. »

— Cet ami généreux, c’est ton père, s’écria Fernand, je cours à l’instant près de lui à Valence.

— Et moi aussi, répondit Yézid, je ne te quitte pas.

Fernand lui serra la main avec reconnaissance, puis il s’arrêta et dit :

— Et d’Uzède que j’ai défié, et qui va venir sans doute m’en demander raison. Puis-je partir ainsi, m’enfuir en secret sans dire où je vais ? N’est-ce pas mériter à ses yeux ce titre de lâche que je lui ai donné ?… Non, non, il faut rester, et cependant mon oncle qui m’attend, qui me réclame !

En ce moment on frappa avec force à la porte de l’hôtel.

— C’est d’Uzède et ses amis, dit Yézid.

— Tant mieux, cela se trouve à merveille, nous partirons après, battons-nous d’abord ; le tout est de se hâter.

— Je crains d’Uzède et la gravité espagnole ; avec lui il faut tant de cérémonie pour recevoir ou donner un coup d’épée… Ah ! avant tout, déchirons cette lettre.

Il venait de la mettre en morceaux lorsque la porte s’ouvrit. Parut un officier du palais, suivi de plusieurs soldats des gardes ; l’officier ôta gravement son chapeau et demanda :

— Lequel de vous, messeigneurs, est le baron Fernand d’Albayda ?

Fernand prévint Yézid, qui allait dire : « C’est moi. » Il se désigna vivement lui-même de la main.

— Que me voulez-vous, seigneur officier ?

— Vous demander, de la part du roi, votre épée, vous déclarant que vous êtes mon prisonnier et qu’il faut à l’instant me suivre. Toute résistance serait inutile, ajouta-t-il, en voyant Fernand jeter à son ami un regard d’hésitation et de désespoir.

Celui-ci le comprit, et lui dit :