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n’avait osé interrompre Fernand, jeta sur lui un regard de colère, et dit au roi avec un ton d’impatience qu’il cherchait vainement à déguiser sous un sourire moqueur :

— Si ce jeune seigneur, don Fernand d’Albayda, premier baron du royaume de Valence, connaît quelques moyens d’administrer les finances et de remplir les coffres de Votre Majesté sans l’impôt que je demande en ce moment, il nous obligera beaucoup en nous en faisant part. En connaissez-vous, don Fernand ?

— Oui, Excellence, et je me fais fort (toujours dans le royaume de Valence, je ne connais que celui-là) de faire payer à l’instant, non-seulement l’impôt que vous demandez, mais, d’ici à quelques jours, le quart des sommes que vous demandez pour les fêtes du mariage.

Le ministre, étonné, leva la tête, pour voir si don Fernand parlait sérieusement, et celui-ci continua avec gravité :

— Bien plus, ceux qui vous apporteront ces sommes vous prieront de les accepter et vous en remercieront ; et depuis Valence jusqu’à Madrid, ils escorteront le roi et la reine de leurs cris de joie et de leurs bénédictions.

Le roi et tout le conseil s’écrièrent :

— Parlez ! parlez !

Il se fit un grand silence. Le duc d’Uzède se mordit les lèvres avec colère, et Fernand se recueillit quelques instants.

— « Sire, vous avez une population fidèle et industrieuse qui, dans ce moment, fait la richesse des royaumes de Valence et de Grenade. Nous en savons quelque chose, nous autres barons et propriétaires, dit-il en regardant le duc de Lerma, car s’ils s’éloignaient, nos terres seraient sans culture, nos fabriques seraient désertes, la misère et l’abandon succéderaient à l’opulence. Votre Majesté devine que je veux lui parler de ses sujets, les Maures d’Espagne. »

Don Sandoval et le duc de Lerma tressaillirent ; mais Ribeira, qui jusque-là avait gardé le silence, comme s’il eût été étranger à tout ce qui se passait, bondit sur son siége, et malgré les signes de l’inquisiteur, eut peine à modérer son impatience. Don Fernand continua :

— « Des bruits, des rumeurs vagues, et dont on ignore l’origine, ont circulé depuis quelques temps. »

Ici, l’inquisiteur jeta sur Ribeira un regard de reproche.

— « Et, malgré leur peu de vraisemblance, ces bruits ont déjà répandu la défiance et l’effroi parmi toute cette population qui, tranquille jusqu’alors, ne s’occupait qu’à fertiliser nos campagnes, ou à répandre par le commerce les produits de son industrie. Des craintes, chimériques sans doute, se sont emparées de tous.

« N’ayant plus foi en l’avenir, et inquiets sur le présent, ils s’arrêtent et attendent ; leurs travaux languissent, et bientôt peut-être vont cesser.

« Je suis persuadé, sire, qu’à votre royale parole tout se ranimerait, tout renaitrait. Qu’une déclaration formelle de Votre Majesté soit publiée en Espagne, promettant que les Maures ne seront jamais inquiétés dans leurs personnes ni dans leurs biens, et toutes les sommes qu’exigera votre ministre lui seront apportées à l’instant, non à titre d’impôts, mais de don volontaire, mais de présent de noce offert avec joie par ses fidèles sujets à Sa Majesté la reine d’Espagne, Marguerite d’Autriche ; et ce que je dis, je l’atteste et m’en rends garant, moi, don Fernand d’Albayda. »

— Vous êtes donc leur ami et leur protecteur, s’écria Ribeira avec agitation, et au lieu de convertir les Philistins, ce sont eux qui vous ont gagné… vous l’entendez, Seigneur, la contagion s’étend sur Israël !

— Rien ne me fera jamais oublier ce que je dois à Dieu et au roi, répondit le jeune homme avec fermeté ; mais ni mon Dieu, ni mon roi ne m’ordonnent de trahir la vérité, et je la dis tout entière. Je n’ai vu parmi les Maures de Valence que des amis de l’ordre et du travail, des sujets industrieux et actifs.

— Qu’il faut craindre, s’écria Ribeira, car ils posséderont bientôt toutes les richesses du royaume, car ils ont l’industrie en partage, ils ont le travail et l’économie. Exclus de l’honneur de servir dans nos armées, et privés du bonheur d’avoir des couvents, leur population augmente chaque jour, et la nôtre diminue… Ils ont le temps d’étudier, d’être plus savants… plus éclairés que nous.

— Vous faites leur éloge, monseigneur, dit respectueusement Fernand d’Albayda.

— Non, répondit vivement le prélat, mais je veux et je dois prémunir Sa Majesté et le conseil contre les avantages, ou plutôt contre les maléfices qu’ils tiennent de l’esprit des ténèbres, pour la perte de l’Espagne.

— Le projet dont je parlais n’est donc point une chimère ! s’écria Fernand avec terreur… vous y pensez donc ?

— Non, s’écria vivement l’inquisiteur, tout effrayé du tour que prenait la discussion ; non, personne ici n’y pense que vous, jeune homme !

— Moi ! répondit Fernand rassuré, comment Votre Excellence pourrait-elle croire que j’eusse jamais eu l’idée d’un projet non-seulement aussi barbare et aussi désastreux… mais je dirai même aussi absurde ?

— Absurde ! s’écria l’archevêque de Valence, blessé dans ce qu’il avait de plus cher ; absurde ! Votre Majesté souffre que l’on blasphème devant elle, et que des hérétiques, non contents de repousser la parole de Dieu, viennent la tourner en dérision ! Malheur à nous tous ! malheur à l’Espagne ! Dieu, qui m’inspire, me le prédit : quelque grand danger la menace, et la main du Très-Haut va s’éloigner d’elle, puisque déjà l’impiété triomphe et se glorifie de ses œuvres !

— Mon Dieu ! qu’ai-je donc fait ? se dit en lui-même Fernand épouvanté.

Le roi, étourdi de tout ce qui venait d’arriver, se faisait presque la même question ; mais sur deux mots que le duc de Lerma lui dit à voix basse, il s’écria gravement :

— Rassurez-vous, mon père, et vous aussi, seigneur Fernand, nous aviserons à loisir sur ce que nous venons d’entendre.

— Et nous y ferons droit s’il y a lieu, ajouta le mi-