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piquillo alliaga.

vous ! sauvez-vous ! Et en même temps, Piquillo, étreignant de ses deux mains l’arme que tenait son ennemi, s’efforçait de ne pas lâcher prise ; mais en un instant Caralo l’eut renversé, jeté rudement à terre, et poussant un cri de surprise et de rage à la vue de Piquillo :

— C’est lui, lui que l’enfer me renvoie !… Cette fois enfin il ne m’échappera pas !

Et tenant un pied sur le corps palpitant de son ennemi, il allait lui casser la tête avec la crosse de sa carabine, lorsqu’une main, vigoureuse encore, enfonça jusqu’à la garde le couteau de chasse dans le ventre du brigand. Caralo, frappé à mort, poussa un cri de rage et tomba.

— Ah ! ce fer m’est inutile, et je ne sais pas m’en servir ! cria le vieux gentilhomme, qui s’était traîné jusque-là. Tombée ! tombée la bête fauve ! J’en ai autrefois chassé dans ces bois, mais jamais d’aussi dangereuses. Eh bien ! mes enfants, Carmen, ma fille… Elle s’est évanouie ! elle est sans connaissance ! Aïxa, toi qui es brave, toi qui es forte, ne t’avise pas d’en faire autant ; fais-la revenir à elle… il faut que j’aille au secours de notre défenseur… de ce mendiant déguenillé qui a plus de courage que de force.

Et il se traîna comme il put jusqu’à l’endroit où avait roulé Piquillo, qui, meurtri et froissé, venait de se relever, et offrait lui-même son bras à don Juan d’Aguilar.

— Ah ! ah ! je venais à ton secours, et c’est encore toi qui viens au mien, Qui es-tu ?

— Piquillo.

— Ton état ?

— Je n’en ai pas.

— Tes parents ?

— Pas davantage.

— D’où viens-tu ?

— De cet arbre.

— C’est là que tu demeurais ?

— Depuis ce matin.

Juan d’Aguilar regarda le chêne, dont le tronc et la moitié des branches avaient été dévastés par l’incendie, et dit en souriant :

— L’habitation me semble en assez mauvais état, et tu aurais pu mieux choisir. Mais je t’en offre une autre, une autre chez moi, à Pampelune, si cela te convient.

La joie et la reconnaissance brillèrent dans les yeux de Piquillo, qui, pour toute réponse, se contenta de porter à ses lèvres la main de son nouveau maître.

En parlant ainsi, ils étaient arrivés près de la voiture ; Carmen avait tout à fait repris ses sens ; elle sauta au cou de son père ; elle ne pouvait se lasser de le regarder et de l’embrasser, et le vieillard partageait ses caresses entre les deux jeunes filles, avec tant de bonté et d’effusion paternelles, qu’on n’aurait pu dire laquelle des deux était son enfant.

Piquillo, debout, immobile près de la portière, contemplait ce spectacle si nouveau pour lui, ces douces tendresses, ces joies intérieures, et ce bonheur de famille, dont il n’avait pas même l’idée. Jamais rien d’aussi frais, d’aussi gracieux, d’aussi joli que ces deux jeunes filles n’avait encore frappé ses yeux. Juanita, qui jusqu’alors avait été pour lui le type de la beauté et de l’élégance, lui semblait en ce moment d’un autre pays, d’un autre monde. Juanita, c’était la terre, et ce qu’il voyait là lui semblait le ciel ; c’en était du moins les anges.

Et quand les deux jeunes filles, attachant sur lui des regards pleins de douceur et de bonté, se mirent à le remercier, à le féliciter de son courage, à lui parler de leur reconnaissance, Piquillo sentit ce qu’il n’avait jamais éprouvé… une fierté et un contentement de lui-même qu’il n’aurait pu définir.

Apprenant qu’il était sans parents, sans ressource, sans asile :

— Ah ! que c’est heureux ! s’écria Carmen.

— Oui, dit Aïxa, il nous devra tout !

— Nous l’emmenons, dit Juan d’Aguilar… Il est désormais de la maison ; ce sera mon page. Mais, en attendant, poursuivit le vieux gentilhomme, en regardant le Gallicien étendu sur le gazon, notre pauvre postillon ne se relèvera plus ; notre jeune page peut-il le remplacer ?

— À l’instant, s’écria Piquillo, en refermant la portière et en s’élançant sur l’une des mules ; les animant de la voix et du geste, il les mit au galop, traversa la forêt, suivit la grande route, et le lendemain, plus heureux que n’était le roi d’Espagne, trois années auparavant, Piquillo le bohémien, l’air fier, le cœur joyeux, et le pourpoint déguenillé, faisait son entrée dans la ville de Pampelune,

— Où faut-il aller ? demanda-t-il à ses nouveaux maîtres.

— Au palais du vice-roi ! crièrent les deux jeunes filles.


VIII.

la consulta du roi.

Pendant les deux ou trois années qui venaient de s’écouler, et que Piquillo avait passées à l’hôtellerie de Buen Socorro, dans la compagnie de Caralo et du digne capitaine Juan-Baptista, d’autres événements un peu plus importants étaient survenus en Espagne, et nous demanderons à nos lecteurs la permission de jeter un regard en arrière.

Philippe II avait légué à Philippe III, son fils, la guerre contre l’Angleterre, et le comte de Lerma, qui avait voulu signaler les premiers jours de son ministère par un succès éclatant, fit équiper une flotte de cinquante vaisseaux, et chargea don Martin Padrilla de tenter une descente en Angleterre.

Les expéditions maritimes de l’Espagne, quoique entreprises dans l’intérêt de la religion et de la foi catholiques contre une souveraine et une nation hérétiques, n’ont jamais été favorisées par le ciel, quelque droit qu’elles eussent à sa protection ; la flotte du comte de Lerma ne fut guère plus heureuse que la fameuse Armada. À peine les vaisseaux eurent-ils gagné la haute mer, qu’ils furent dispersés par la tem-