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piquillo alliaga.

chemin difficile et élevé le capitaine ne pourrait le suivre, attendu que son physique fortement prononcé, et surtout le développement qu’avait pris son abdomen, lui défendaient tout mouvement et tout exercice ascensionnels.

En effet, le capitaine arriva furieux au pied de cette forteresse inexpugnable, tandis que son adversaire, haletant, essoufflé, mais enfin en sûreté, respirait tout tremblant encore, semblable à l’oiseau qui vient d’échapper au piége, et qui, sous l’abri du feuillage protecteur, loin de la vue et des poursuites du braconnier, s’arrête et répare son plumage endommagé.

— Descends, petit misérable ! lui criait le capitaine en tirant de sa ceinture un long pistolet, dernière arme qui lui restât ; descends, et je t’accorde ta grâce, sinon je fais feu sur toi !

Piquillo comprit sur-le-champ tout le danger de sa nouvelle position ; mais ce danger, quelque effrayant qu’il fût, l’était moins que celui auquel il venait d’échapper. Et, d’ailleurs, se fier à la bonne foi ou à la clémence du capitaine, était de tous les partis le plus désespéré, et le dernier auquel il fallût s’arrêter. Aussi était-il décidé à périr plutôt qu’à se rendre ; mais, aguerri maintenant, il était résolu à défendre ses jours, et il ne pouvait le faire que par l’adresse.

Le capitaine tournait en rugissant autour de l’arbre, et Piquillo, ne perdant pas des yeux son terrible adversaire, suivant tous ses mouvements, épiant ses moindres gestes, se retranchait et s’abritait derrière les plus grosses branches du chêne chaque fois que le capitaine étendait les bras pour l’ajuster. Enfin, celui-ci saisit le moment favorable, il aperçut à travers le retranchement du feuillage un jour qui lui livrait son ennemi, le coup partit, un cri retentit… Piquillo tomba, et Juan-Baptista, triomphant, poussa un hurlement féroce.

C’est ainsi que doit rugir la hyène quand elle va saisir sa proie… Mais cette proie, le capitaine l’attendit vainement ! la balle avait brisé la branche élevée sur laquelle était placé Piquillo, et celui-ci, retenu quelques pieds plus bas par les rameaux inférieurs qui lui présentaient leurs larges éventails de feuillage, était resté sans danger et sans blessure, suspendu à une quinzaine de pieds de terre. Au cri de joie que le capitaine avait poussé, Piquillo, cédant à son tour à un mouvement de colère, répondit avec un accent d’exaltation qui semblait prophétique :

— Juan-Baptista, tu as été sans pitié pour un pauvre enfant, et cet enfant, qui deviendra homme, sera un jour sans pitié pour toi. En attendant, va-t’en ; car maintenant tu ne peux plus m’atteindre, et jusqu’à ce soir, jusqu’à demain, s’il le faut, mes cris appelleront les voyageurs et te désigneront à leur justice, toi assassin, toi bandit ! qui n’es qu’un lâche, car tu auras lutté contre un enfant et tu auras été vaincu par lui !

— Ah ! la guerre ! la guerre ! s’écria le brigand avec un éclat de rire qui fit retentir la forêt, c’est lui qui me déclare la guerre ! Eh bien ! nous l’acceptons, et c’est toi qui en paieras les frais. À moi, d’abord, cette bourse que j’ai gardée, et qui était garnie de nombreux doublons ; à moi ces élégantes tablettes, dit-il en les ouvrant, qui ne renferment qu’un nom et qu’une adresse… celle sans doute d’un protecteur qui t’offre son pouvoir et son crédit… Eh ! par l’enfer ! tu n’avais pas si mal choisi… un des plus riches propriétaires de toutes les Espagnes. Je suis heureux de savoir qu’il te protégeait. Pour lui et pour tous les siens, ce sera un arrêt de mort !

Piquillo, à cette idée, poussa un cri de désespoir.

— Quant aux projets que je pourrai former contre lui ou contre sa famille, tu te flattes vainement de l’en prévenir ou de l’en préserver, tu ne le reverras plus : ton heure a sonné… Tu as choisi cet arbre pour dernier asile ? Suit, je te l’accorde ; mais tu n’en descendras pas vivant, je l’ai juré ! Tu n’as pas voulu qu’il te servit de potence, il te servira de bûcher !

Piquillo ne comprit pas d’abord ce que le bandit voulait dire ; il en eut bientôt l’explication.

— Ah ! tu m’as déclaré la guerre, continua le capitaine en ramassant autour de lui tout le bois sec qu’il rencontrait sous ses pas. La guerre ! la guerre ! tu l’as voulue ! Eh bien ! sois tranquille !… et il riait de son rire infernal, elle sera bientôt allumée !

Pendant que Piquillo suivait d’un œil inquiet et alarmé tous ces préparatifs, son ennemi entassait au pied de l’arbre un amas de feuillages desséchés et de bois mort, qui s’élevait déjà à plusieurs pieds de hauteur. Alors, avec une joie indicible, il sortit de sa poche un briquet et se mit à le battre, toujours en regardant Piquillo, et en soufflant, avec variations, son petit air catalan.

Enfin l’étincelle jaillit.

Un instant après, le bois mort était embrasé, et en quelques minutes, l’incendie, dont le foyer était au pied de l’arbre, commença à monter en spirales ondoyantes. Longtemps le rameau vert résista, et la sève humide qu’il contenait lutta contre l’ardeur du feu ; mais le capitaine ranimait à chaque instant et attisait l’incendie, ou lui donnait de nouveaux aliments, et un vent rapide qui se leva en ce moment ne seconda que trop bien ses efforts.

L’arbre s’était d’abord couvert d’une sueur noire et visqueuse, puis avaient bouillonné des flots d’écume qui avaient bientôt disparu ; le feuillage, flétri et corrodé, se desséchait ; des branches faisaient entendre un pétillement sourd, tandis que d’autres déjà se fendaient et laissaient pénétrer au cœur de l’arbre l’ennemi dévorant.

Ce qui était plus terrible encore, d’épais nuages s’élevaient dans les airs et enveloppaient le feuillage. Le capitaine espérait que cela seul suffirait pour étouffer son ennemi. Il crut y avoir réussi ; car déjà il ne l’apercevait plus, et pas un cri ne se faisait entendre ; rien ne troublait le silence de la forêt, si ce n’était le craquement des branches et le bruissement de l’incendie qui s’élevait lentement, et, comme un serpent, se glissait autour du tronc en dardant au milieu du feuillage sa langue de flamme.

— Mort, dit tranquillement le capitaine ou s’il ne l’est pas encore, le feu achèvera mon ouvrage, et se chargera, de plus, d’en faire disparaître les traces.

Il regarda de nouveau avec complaisance et satisfaction le brasier ardent qu’il avait allumé. Tout le tronc de l’arbre était en feu, et maintenant eût-il