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piquillo alliaga.

au moment où son redoutable ennemi était disparu, avait poussé des cris de joie en signe de triomphe.

Des deux côtés on se regardait comme vainqueur ; des deux côtés on chantait le Te Deum.

On n’était cependant qu’au milieu de cette mémorable journée.


LXXXVIII.

le soir de l’émeute.

Le peuple ne comptait pas en rester là. Il avait mis l’inquisition en déroute, mais il n’avait pas eu satisfaction, on ne lui avait pas livré les prisonniers, on n’avait pas reconnu ses droits, et les groupes recommencèrent à se former plus tumultueux que jamais, non-seulement autour de l’inquisition, mais près du palais du roi. Et ce n’était plus seulement à don Juan de Ribeira, mais au duc d’Uzède et au roi lui-mème qu’on demandait justice.

D’un autre côté, l’inquisition ne pouvait plus céder : ce n’était pas qu’au fond du cœur les principaux membres du saint-office, effrayés des désastres de la matinée, ne demandassent peut-être pas mieux que de capituler avec leur fierté et de livrer au peuple les prisonniers, cause d’une si déplorable collision ; mais Alliaga, qui comprenait tout le danger d’une telle condescendance, leur rappelait à chaque instant l’honneur de l’inquisition, et jamais, ils étaient obligés eux-mêmes d’en convenir, il n’avait été si bien défendu.

La blessure de don Juan de Ribeira n’était pas mortelle ; ce qui pouvait la rendre dangereuse, c’était l’état d’exaspération où il se trouvait et qui lui donnait une fièvre ardente. En proie au délire, il était incapable de rien entendre, ni même de reconnaître aucun de ceux qui l’entouraient, et cependant on ne pouvait, dans les circonstances difficiles où l’on se trouvait, rester sans un chef.

Cette place temporaire offrait trop de périls pour éveiller les ambitions, et, sous l’influence des dangers que l’on avait à courir, on décerna, d’une voix unanime, l’autorité suprême à frey Luis Alliaga, confesseur du roi.

— J’accepte, répondit celui-ci, à condition qu’on me donnera un pouvoir absolu, et que je serai seul maître d’agir comme je l’entendrai tant que le danger existera.

Cette dernière phrase lui assurait l’obéissance de chacun, et l’on s’empressa de prêter entre ses mains le serment qu’il exigeait.

— Bien, dit-il, je vous promets que demain tout sera terminé sans porter atteinte aux privilèges et à l’honneur de la sainte inquisition.

Il donna alors des ordres pour que le lendemain, au point du jour, deux bûchers fussent élevés dans la grande place de Pampelune.

Il se rendit de là chez le roi. Le monarque, tout pâle encore et tout effrayé des événements de la journée, se les faisait raconter par le duc d’Uzède, lequel avait totalement perdu la tête. Il voulait absolument faire entrer des troupes dans la ville, la mettre à feu et à sang pour assurer la tranquillité publique, et d’une émeute, faire peut-être une révolution.

— Sire, dit froidement Alliaga, si Votre Majesté et monsieur le duc veulent me donner pleins pouvoirs, satisfaction au peuple de Pampelune et de lui faire crier Vive le roi ! vive l’inquisition !

— C’est justement ce que je veux, ce que je demande, pas autre chose ! dit vivement le roi, et d’avance j’approuve.

Le duc consentit également et se retira.

— Mais, dit le roi à Alliaga, quand ils furent seuls, tu sais cependant que ces furieux osent parler de gibet et de potence, et que l’inquisition tient toujours à ses bûchers. Comment feras-tu alors pour leur arracher la duchesse de Santarem ?

— Elle sera sauvée, je vous le jure, ainsi que son frère Yézid. Que votre Majesté s’en repose sur moi et dorme tranquille.

Il n’était encore que cinq heures du soir, et l’agitation régnait plus forte que jamais dans les rues de Pampelune ; tout annonçait une soirée et surtout une nuit terribles ; chacun tremblait que le peuple ne se portât aux plus grands excès. On craignait même qu’il n’incendiât le palais du roi ou celui de l’inquisition. Le couvent des Annonciades les avait mis en goût.

Alliaga fit prier les députés des notables de vouloir bien se rendre dans la salle du conseil ; il les reçut lui-même et leur fit un accueil aussi gracieux que celui de Ribeira avait été dur et hautain.

Il leur déclara que le roi, que l’inquisition elle-même, sans faire l’abandon total de ses droits, reconnaissaient cependant ceux du peuple, et il termina son discours en leur disant :

— Vous pouvez, demain, au point du jour, faire élever deux gibets sur la grande place de Pampelune.

Alliaga avait hâte de faire un autre usage de son pouvoir. Grand inquisiteur par intérim, tout lui obéissait, et depuis les principaux membres du tribunal jusqu’aux derniers porte-clés, chacun s’inclinait devant lui, chacun exécutait ses ordres, sans en chercher le motif ; le grand inquisiteur n’en devait à personne, du moins dans l’intérieur du palais : c’était, depuis saint Dominique, l’usage établi.


Alliaga se fit ouvrir, non le cachot, mais l’appartement où il avait fait renfermer Yézid et Aïxa. Pour tous les deux, séparés depuis longtemps, c’était déjà un grand bonheur d’être réunis, mais quand ils virent entrer Piquillo, quand la porte se fut refermée sur lui, tous trois se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et fondirent en larmes.

Que de chagrins ils avaient traversés, que de douleurs ils avaient subies, que de changements dans leurs destinées depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus !

C’étaient les cachots de l’inquisition qui réunissaient toute la famille d’Albérique, naguère si brillante, aujourd’hui si misérable. Qu’il y avait loin de ce lugubre appartement, de ces fenêtres sombres et grillées au riant aspect du Val-Paraiso, aux délices de la vallée du Paradis ! Se tenant les mains et se regardant tristement, ils eurent, sans doute, la même pensée, car ils s’écrièrent tous les trois :