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piquillo alliaga.

menaçants. Les familiers du saint-office qui avaient voulu les dissiper avaient été repoussés par la foule, injuriés, bafoués, couverts de boue, et étaient rentrés avec peine dans le palais de l’inquisition, laissant sur le champ de bataille des chapeaux et des manteaux noirs. Le peuple avait porté au bout de grandes perches ces trophées de sa victoire.

La nuit avait été assez tranquille, mais le lendemain l’orage gronda avec plus de violence. Pedralvi et ses compagnons arrivèrent sur la grande place au moment où, par l’ordre de Ribeira, on élevait le bûcher pour la cérémonie du lendemain. Les débris en furent dispersés, et Pedralvi s’écria :

— À bas l’inquisition ! mort aux inquisiteurs !

Jamais ces cris audacieux n’avaient été proférés dans les remparts de Pampelune, et la foule hésita un instant. Mais les compagnons de Pedralvi le firent retentir de nouveau, sans que la foudre les frappât, sans que le ciel même s’obscurcit, et la multitude, enhardie par leur exemple, s’écria : — À bas l’inquisition ! mort aux inquisiteurs !

Une fois que les échos de Pampelune eurent répété ce cri, une fois que les oreilles espagnoles y furent habituées, il ne parut pas plus difficile à prononcer qu’un autre, et retentit bientôt dans toutes les rues de la ville. À ces blasphèmes de la populace, les bourgeois épouvantés, redoutant la colère céleste, qui était probable, et celle de l’inquisiteur, qui était certaine, fermèrent leurs boutiques, se rassemblèrent en tumulte à l’hôtel de ville, et après une longue et orageuse délibération, nommèrent une députation composée des notables bourgeois et commerçants, que l’on chargea de présenter une dernière requête au grand inquisiteur.

Celui-ci, malgré son pieux entêtement, commençait, non pas à avoir peur, mais à s’inquiéter sérieusement de la tournure que prenaient les choses. Il avait cru être en proie à un mauvais rêve quand il avait entendu, sous ses fenêtres, les premières manifestations populaires ; mais quand ces cris insensés, incroyables, invraisemblables : À bas l’inquisition ! mort aux inquisiteurs ! étaient parvenus jusqu’à lui, il avait bondi d’étonnement et d’horreur, comme si l’ordre de la nature allait être interverti, comme si l’univers bouleversé allait retomber dans le chaos.

Il avait rassemblé à la hâte les principaux membres de l’inquisition, sans en excepter Alliaga. Son front hautain respirait toujours l’orgueil et l’audace ; mais au fond du cœur il était moins rassuré qu’il n’affectait de l’être, et quoiqu’il eût réuni le saint tribunal pour aviser, disait-il, à des moyens victorieux et décisifs contre l’hérésie et la révolte, il n’eût peut-être pas demandé mieux que de transiger avec elles.

C’est dans ce moment que les notables se présentèrent au palais du saint-office. Leur supplique fut apportée au grand inquisiteur dans la salle du conseil, pendant que la députation attendait la réponse dans la chapelle de Saint-Dominique.

— Mes frères, dit gravement Ribeira après avoir lu la requête, je tiens avant tout, et je l’ai assez prouvé, à signaler mon zèle pour la foi catholique et mon dévouement à l’inquisition ; mais ces pieux sentiments ne m’empêchent point de déplorer les désordres qui viennent d’éclater dans cette ville et d’aviser aux moyens d’en arrêter le cours ; car notre mission est de forcer les aveugles à voir, les sourds à entendre, et ceux qui s’égarent à rentrer dans le bon chemin.

Il s’arrêta, jeta un coup d’œil sur ses collègues, qui le regardaient avec étonnement, et continua d’une voix adoucie et d’un ton paterne :

— Voici une humble supplique ; elle nous est adressée, non par cette populace impie que je méprise et que nous châtierons dès que nous en aurons le loisir ; mais elle nous est présentée par la partie saine de la population, par des bourgeois estimables, par les notables commerçants de cette ville, dont je dois vous dire les noms honorables.

Et parmi ceux-là figuraient, en première ligne, Pérès Ginès de Hila, l’hôtelier du Soleil-d’Or, et Truxillo, le tailleur marchand de draps.

— Que proposent-ils ? demanda un des membres du saint-office.

— Ils persistent à prétendre, continua Ribeira en haussant les épaules avec dédain, que leurs fueros leur donnaient à eux seuls le droit de juger les coupables que nous venons de condamner.

— Je le nie ! s’écrièrent plusieurs inquisiteurs.

— Et moi aussi ! répéta fièrement Ribeira, et je le nierai toujours ; mais enfin, et vous allez voir que leur réclamation est presque une reconnaissance de nos droits, ils demandent que les coupables soient livrés et remis entre leurs mains.

Alliaga tressaillit.

— Ils demandent que, si le jugement leur a été enlevé, du moins l’exécution leur en soit confiée. Ils ont renversé le bûcher que j’avais donné ordre d’élever, parce qu’il attestait trop hautement la violation de leurs droits, à laquelle ils ne consentiront jamais. Si les coupables périssent par le feu, le châtiment sera reconnu aux yeux de tous venir de l’inquisition ; s’ils périssent par la potence, c’est la justice civile, c’est le peuple qui aura puni.

En un mot, mes frères, voici à quoi se résout la question : Nous avons jugé les coupables, ils demandent à les frapper. Nous voulions qu’ils fussent brûlés ; ils désirent qu’ils soient pendus : c’est la seule satisfaction qu’ils exigent, et il me semble que nous ne pouvons la leur refuser. Il faut savoir faire des sacrifices à la tranquillité et au bonheur publics.

Un murmure approbatif suivit la fin de ce discours.

Alliaga sentit une sueur froide couler sur son front. Tout était perdu, le peuple et l’inquisition étaient réconciliés. Devant ce double pouvoir tout autre devait se briser. Il comprenait trop bien, d’ailleurs, qu’Aïxa et Yézid, livrés aux mains du peuple, n’en sortiraient pas vivants, qu’on ne pourrait ni raisonner ni arrêter sa fureur, exaltée encore par la joie du triomphe, et que dans quelques instants peut-être tout serait fini, avant même qu’il eût pu s’entendre avec le roi et Fernand d’Albayda.

Il n’y avait pas à hésiter, il fallait tout risquer…

Il prit son parti sur-le-champ, et avant de laisser à la discussion le temps de s’établir, il se leva et s’écria avec chaleur qu’il ne consentirait jamais, pour sa part, à une transaction pareille, à un acte de faiblesse et de