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piquillo alliaga.

chers, et qu’ils fussent menacés par l’Église ou par le trône, leur devoir était de les défendre dès qu’ils étaient en danger. Des groupes séditieux se formaient dans les rues, aux environs du palais de l’inquisition, et cette fois le carrosse du prélat fut accueilli par les cris de Vivent les fueros ! À bas qui ose y porter atteinte !

Ribeira ne pouvait croire que de pareilles manifestations s’adressassent à lui, et mettant la tête à la portière, il jeta sur la populace un regard méprisant et hautain, qui porta l’exaspération de la foule au dernier degré. Le défi était accepté, la lutte était désormais entre le peuple et l’inquisition, et l’archevêque, qui la veille encore était adoré, ne comprenant point qu’une popularité comme la sienne pût disparaître du jour au lendemain, voulut faire courber devant lui par la crainte ceux que l’admiration tenait naguère à ses genoux.

Le roi, la cour et la ville de Pampelune apprirent, avec un sentiment de douleur, de surprise et d’indignation, que l’inquisition venait de rendre son jugement, et que Yézid et Aïxa étaient condamnés à être brûlés sur la principale place de Valence, le dimanche suivant, c’est-à-dire dans trois jours.

Quand nous disons que l’indignation fut générale, entendons-nous. Ce n’était point en faveur d’Yézid et d’Aïxa qu’elle s’élevait ; le peuple consentait à leur supplice, et le demandait même à grands cris ; mais il voulait que leur arrêt fût prononcé et exécuté par lui.

Les priviléges de la Navarre, violés aujourd’hui par l’archevêque, pouvaient l’être demain par le roi ou par ses ministres, qui s’appuieraient de l’exemple et de l’autorité de l’Église. C’était donc une chose grave, et il n’y avait pas que la populace qui l’entendît ainsi.

Alliaga l’avait fait aisément comprendre au grand justicier de la Navarre et aux gens du roi composant le tribunal de Pampelune, lesquels avaient réclamé auprès de l’inquisition, et l’inquisition, représentée par Ribeira, n’avait eu nul égard à leurs remontrances.

L’administration judiciaire était donc, ainsi que le peuple, indignée contre l’archevêque. La cour ne l’était pas moins ; car un homme qui ne respectait rien, pas même la maîtresse du roi, pouvait fort bien, lorsque la fantaisie lui en prendrait, s’attaquer aussi aux grands seigneurs, aux dames de la cour, et dès que la protection et la faveur ne servaient plus à rien, cela devenait un abus intolérable.

Quant au roi, à la fois effrayé et furieux qu’on eût osé, malgré lui, juger et condamner au bûcher la duchesse de Santarem, il ne pouvait écouter plus longtemps les conseils de la modération, et, comme les gens faibles, qui sont toujours extrêmes dans leurs premières résolutions, il voulait faire entrer dans la ville de Pampelune un régiment, deux régiments, et même plus, commandés par Fernand d’Albayda, attaquer l’inquisition, l’incendier comme le couvent des Annonciades, et enlever Aïxa.

Alliaga, aussi inquiet et non moins malheureux que le roi, avait grand’peine à lui rappeler que Sa Majesté avait, dernièrement encore, juré de respecter les fueros de Navarre, qu’elle allait les violer à son tour et imiter l’archevêque, en faisant entrer des troupes à Pampelune ; qu’aux premiers soldats que l’on verrait paraître, le peuple, qui était pour le roi, se soulèverait contre lui et ferait cause commune avec le grand inquisiteur. Enfin, il lui affirma, ce qu’il tenait de Fernand d’Albayda, à qui il en avait déjà parlé, qu’il était sûr des soldats pour toute autre entreprise, mais qu’il ne pouvait répondre de leur obéissance dès qu’il s’agirait d’attaquer l’inquisition.

Fernand savait par lui-même que la discipline militaire et l’influence des chefs devenaient bientôt nulles à la voix toute-puissante de don Ribeira.

C’était donc au peuple seul à combattre et à vaincre. Il fallait le laisser faire… en l’aidant un peu.

Le peuple, bien mené, est capable de tout. En exaltant les têtes, on pouvait les pousser à se révolter, à attaquer l’inquisition de vive force et à main armée. Cela s’était déjà vu autrefois en Aragon, sous Philippe II lui-même, dans l’affaire d’Antonio Pérès, et ce qu’avaient fait les bourgeois de Saragosse, ceux de Pampelune pouvaient bien le faire.

Dans le désordre d’une attaque ou d’un assaut et à la faveur de l’émeute, Alliaga, qui ne quittait point le palais de l’inquisition et qui en connaissait tous les détours, devait pouvoir aisément délivrer Yézid et Aïxa. Une fois hors de Pampelune, ils étaient sauvés ; Fernand, suivi de Fidalgo d’Estremos et de quelques soldats dévoués, répondait de leur salut et les conduirait en lieu sûr.

De cette manière, ni le roi ni ses ministres ne se seraient mêlés de cette affaire et n’y auraient paru en rien ; mais on devait se hâter de se mettre à l’œuvre, les moments étaient précieux ; on n’avait devant soi que trois jours.

Le barbier Gongarello, qui était revenu, sous la protection d’Alliaga et avec l’autorisation du roi, dans la ville de Pampelune, si longtemps habitée par lui, fut chargé de revoir toutes ses anciennes connaissances, ses anciennes pratiques, ses anciens voisins, de les aider à s’indigner et à être furieux. Pour cela, il ne fallait que parler, et Gongarello était là dans son centre ; c’était un allié utile.

Pedralvi courait tous les bons endroits, les cabarets et les hôtelleries ; il n’eut garde d’oublier l’hôte du Soleil-d’Or, et retrouva, à sa grande satisfaction, son ancien patron Pérès Ginès de Hila, assis au même comptoir, et coiffé presque du même bonnet de coton qu’autrefois. Depuis quinze ans et plus, le digne aubergiste n’avait point changé de place ; seulement, lui autrefois si maigre, avait pris un embonpoint considérable, et sa fortune aussi.

— À boire ! s’écria Pedralvi d’une voix de gentilhomme qui a de quoi payer ; j’espère que le seigneur Ginès de Hila me fera l’honneur de trinquer avec moi, dit-il à l’hôtelier, qui venait de faire monter de la cave plusieurs bouteilles.

Celui-ci s’inclina et se plaça vis-à-vis de son hôte.

— Le vin est-il bon ?

— C’est du benicarlo tout pur.

— Non, dit Pedralvi en le goûtant, prenons-en un autre. Celui-ci est de votre première cave à droite, où vous placez votre provision du vin du crû.

— Que voulez-vous dire, seigneur cavalier ? s’écria l’hôtelier tout déconcerté ; c’est du vrai benicarlo.