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piquillo alliaga.

cannibales et psalmodiaient en chœur : Dies iræ, dies illa !

Au milieu de cette horrible fête, le capitaine Juan-Baptista, ardent et l’œil en feu, attendait la duchesse de Santarem, qu’on n’avait pas encore aperçue, non plus que Carmen ; mais elles ne pouvaient ni l’une ni l’autre tarder à chercher leur salut dans la fuite ; car les flammes avaient déjà gagné le bâtiment principal, celui où était située la cellule de l’abbesse. Quant à la comtesse d’Altamira, elle avait été une des premières à échapper au danger, et grâce au capitaine, qui l’avait reçue et protégée, elle était déjà loin de l’incendie qu’elle avait allumé et dont maintenant elle attendait tranquillement les résultats.

Tout à coup, du sein des flammes, une jeune fille s’élance éperdue. Elle traverse la cour du couvent en poussant des cris d’effroi ; et malgré ses cheveux en désordre, malgré ses vêtements à moitié brûlés, il est aisé de voir que ce n’est pas une religieuse, une nonne, une chrétienne.

— Au feu, l’hérétique, criait-on de toutes parts… rejetez-la dans la fournaise ! le feu purifie tout !

La jeune fille, épouvantée, n’entendait rien, ne voyait rien, que la flamme qui la poursuivait ; et dans son égarement, elle se précipita dans les bras d’un homme qui était au premier rang et qui semblait l’attendre. Cet homme, c’était Juan-Baptista, qui, levant la jeune fille dans ses bras vigoureux, s’écria, en poussant un éclat de rire :

— Ah ! c’est la belle Juanita, qui a allumé tant de feux dans sa vie ! des feux comme celui-ci et que rien ne peut éteindre… rien !

— Que ton sang ! cria une voix sourde à son oreille.

Au même instant, le capitaine sentit dans son flanc la lame froide d’un poignard. Juanita lui échappa des bras au moment où il allait la lancer dans la fournaise.

Un autre de ses compagnons la saisit, mais soudain il tomba lui-même, frappé mortellement, et deux autres qui s’avançaient reculèrent bientôt dangereusement blessés.

— Et de quatre, murmura la voix, c’est toujours un à-compte !

Puis celui qui avait prononcé ces mots, tenant Juanita d’une main et de l’autre son poignard ensanglanté, se fraya un passage à travers la foule de curieux qui, étant venus pour regarder et non pour s’exposer, se rangeaient avec empressement. D’ailleurs, parmi tant de scènes de carnage, dans le désordre et le bruit de l’incendie, dans le fracas des murailles qui s’écroulaient, à peine avait-on fait attention à cet épisode il avait été presque inaperçu de tous, excepté de Juan-Baptista et de ses compagnons, dont les hurlements se perdaient au milieu de ceux de la foule et qui criaient vainement :

— Arrêtez !

C’est dans ce moment qu’Alliaga tenant une croix à la main, arriva à la tête des bourgeois hallebardiers. Du premier coup d’œil il avait reconnu Pedralvi et Juanita, et cria à ceux qui voulaient s’emparer d’eux :

— Laissez-les ! laissez-les ! ce n’est pas là, c’est à l’incendie qu’il faut courir. En avant ! suivez-moi !

Et les bourgeois suivirent la croix que tenait Alliaga. Pedralvi et Juanita étaient déjà loin.

À l’entrée du couvent un homme était étendu roide mort ; un autre, dangereusement blessé, était à terre près de lui, et criait d’un ton lamentable :

— Laisserez-vous périr un bon chrétien, un vrai catholique !

Alliaga se baissa pour le relever et pour le secourir. Le blessé s’appuya sur son bras, et regardant les traits du moine, dont le capuchon venait de retomber en arrière, il murmura avec terreur :

— Piquillo !

— Non pas Piquillo, répondit celui-ci d’une voix solennelle, mais la justice divine, mais le châtiment qui arrive enfin !

S’adressant alors à un groupe d’alguazils et de familiers du saint-office qui venaient de gravir la montagne Saint-Christophe par une autre rue.

— Au nom du roi, conduisez cet homme dans les prisons de l’inquisition, pour m’être représenté à moi, à moi seul. Vous en répondez sur votre tête. Allez.

Se tournant alors du côté de l’incendie, il fut effrayé de ses progrès, que rien désormais ne semblait pouvoir arrêter.

Ainsi que nous l’avons dit, les deux ailes du bâtiment avaient été consumées, et toute la violence des flammes était maintenant concentrée sur le corps de logis principal, où étaient les appartements de l’abbesse, et la chapelle du couvent, qui, plus solidement bâtis, avaient résisté plus longtemps, mais un côté de la toiture et quelques parties de murailles, quoique construites en pierres, commençaient à s’écrouler.

Et pas de secours ! et pas d’eau ! et sur cette montagne aride, impossible de s’en procurer ! On venait d’en envoyer puiser au bas de la ville, dans l’Arga, mais la difficulté de transport, et le temps surtout ! Quand ce secours arriverait, le couvent des Annonciades ne serait plus qu’un monceau de ruines !

La jeune abbesse, cependant, après avoir vu le peuple et Juan-Baptista lui-même se retirer à sa voix, s’était empressée d’accourir auprès d’Aïxa.

— Sauvée ! sauvée ! lui dit-elle ; ils n’oseront franchir l’enceinte de ce couvent ni le profaner de leur présence ; rassure-toi, ma sœur, le danger est passé.

Mais bientôt la lueur des flammes brillant à travers les croisées de la cellule vint leur apprendre la vérité. Les religieuses effrayées vinrent supplier leur abbesse de ne pas attendre que l’incendie eût rendu la retraite impossible.

— Hâtez-vous de fuir ! lui disaient-elles ; on le peut sans péril : le peuple laisse sortir toutes les religieuses, toutes les filles du Christ, et leurs rangs s’ouvrent devant nous.

— Alors, dit Carmen à sa sœur, partons !

— Non, senora, non, crièrent les nonnes en se jetant aux pieds d’Aïxa, ne vous y exposez pas : ils vous massacreraient, vous et les vôtres, ou vous précipiteraient dans les flammes !

— Alors, dit tranquillement la duchesse de Santarem, partez, mes amies, partez promptement. Je sais le moyen d’échapper à leurs coups.

— Comment cela ?