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piquillo alliaga.

disposait à regagner son lit ; mais en ce moment on frappa rudement à la porte principale, qui donnait sur la forêt. On entendit en même temps un piétinement de chevaux et un bruit sourd de voix.

— Qu’est-ce que ce peut être ? dit Juan-Baptista étonné.

En effet, sous l’administration du duc de Lerma et malgré mille plaintes répétées, on n’avait guère l’habitude d’inquiéter les gens de la profession du capitaine, et la sûreté des grandes routes était la chose dont on s’occupait le moins.

— Encore quelque sorcellerie du Maure ! murmura Carnego.

— Impossible, répondit le maître de l’hôtellerie ; et avançant sa tête par une lucarne, il demanda : Qui va la ?

Une voix jeune et fière répondit ;

— Régiment de la Reine.

— Soyez les bienvenus, seigneurs cavaliers. Vous voyagez à la fraiche ; c’est sagement vu.

— Ce qui l’est encore plus, c’est, chemin faisant, de purger la route de tous les coquins qui l’infestent, à commencer par vous, seigneur hôtelier.

— Je suis reconnu, se dit le capitaine, qui ne voyait plus moyen de garder l’incognito.

— Descends vite, « dit-il bas à Caralo, son lieutenant, et dispose notre bagage pour que dans un instant nous partions tous les deux par la petite porte secrète. Les autres s’arrangeront comme ils pourront.

Et il se remit à parlementer par la fenêtre avec le jeune officier.

— Je crois, seigneur cavalier, que vous vous méprenez. Vous en serez convaincu, si vous daignez, vous et vos gens, accepter chez moi l’hospitalité.

— Elle coûte trop cher, répondit le jeune officier. Vous nous devez compte avant tout du barbier Gongarello, votre hôte de la nuit dernière ; où est-il ?

— Vous voyez bien, répéta Carnego à demi-voix, toujours ce maudit Maure.

— Cette fois, tu peux avoir raison. Puis élevant la voix et s’adressant à l’officier : J’ignorais que le seigneur barbier fût de vos amis, dit Juan-Baptista d’un air goguenard.

— C’est assez. Ouvrez à l’instant ; vous êtes mes prisonniers.

— Oui, ouvrez, s’écria un brigadier, ou sinon… quoique notre commandant Fernand d’Albayda, officier du régiment de la Reine, n’ait pas l’habitude d’avoir affaire à des bandoleros tels que vous, et qu’il laisse un pareil soin à la Sainte-Hermandad, ouvrez sans résistance, sinon pas un de vous n’échappera !

En ce moment le lieutenant venait de remonter, et disait au capitaine à voix basse :

— Toute la maison est cernée par des cavaliers ; il n’y a qu’un parti à prendre, celui de se rendre. C’est mon avis.

— Ce n’est pas le mien, répondit froidement le capitaine. Et se remettant à la fenêtre : Mille pardons, seigneur Ferdinand d’Albayda, officier du régiment de la Reine, d’avoir fait attendre aussi longtemps Votre Seigneurie, qui sans doute est pressée. Vous me faites l’honneur de me demander une réponse : la voici.

Et il tira sur le jeune officier. La balle effleura la plume de son chapeau, et alla derrière lui blesser à l’épaule le brigadier Fidalgo d’Estremos, qui était très-aimé de don Fernand. Celui-ci, alors, montrant à ses soldats les bandits qui s’embusquaient derrière les fenêtres :

— Feu ! leur dit-il, et pas de quartier !

En même temps, et par son ordre, une partie de ses gens mit pied à terre, escalada le petit mur d’une cour que don Juan-Baptista n’avait pas eu le temps de fortifier. L’assaut commença, et l’hôtellerie de Buen Socorro, dont la garnison se défendait avec vigueur, se vit bientôt attaquée sur tous les points.

Disons maintenant, comment, et par quel hasard le capitaine, jusque-là si tranquille, s’était ainsi vu assiégé à l’improviste.

Piquillo et sa compagne avaient entendu distinctement le pas de plusieurs chevaux qui se dirigeaient vers eux. Ils étaient alors sur la lisière du bois, dans un carrefour où aboutissaient plusieurs routes. Ils auraient pu s’éloigner et disparaître dans le taillis ; mais peut-être n’auraient-ils plus retrouvé Gongarello, et ils ne voulaient pas l’abandonner à la vengeance de leurs ennemis. Persuadés que cette fois rien ne pouvait les sauver, Juanita et son jeune défenseur s’appuyaient l’un contre l’autre, tous deux tremblants de crainte. Piquillo entendit même la jeune fille, non pas prononcer, mais murmurer à demi-voix ces mots : Adieu, Pedralvi ! La frayeur qui troublait leurs sens et leurs yeux, les avait empêchés de s’apercevoir que cette troupe si nombreuse qui les poursuivait se bornait à deux cavaliers ; mais la lune, en sortant d’un nuage, leur permit de les distinguer parfaitement au moment où ils traversaient le carrefour de la forêt.

Ils venaient sans doute de faire d’une seule traite une course longue et rapide, car, au moment où ils sortirent de la route obscure qu’ils suivaient, ils mirent leurs chevaux au pas. L’un d’eux marchait en avant ; l’autre, d’un âge mûr, suivait à distance et avec respect. Il était évident que le premier était le maître. C’était un jeune homme dont la taille était gracieuse et élancée, la figure douce et mélancolique. Son habillement ne ressemblait point au costume espagnol d’alors.

Un sabre suspendu par une chaîne d’or tombait à son côté ; il montait un cheval arabe magnifique qui était couvert de sueur ; il le flattait de la main ; et le cheval, joyeux des caresses de son maître, relevait la tête avec fierté, et, frappant le sol du pied, semblait dire : Allons, repartons. Mais le jeune homme lui dit en arabe : Non, Kaled, non, mon bon compagnon, reposons-nous un instant ; il y a loin d’ici chez mon père.

À ces mots, Juanita rassurée, dit bas à Piquillo :

— Ne crains rien, il a parlé la langue du pays c’est un Maure.

Et Piquillo quitta la clairière du bois, s’élança au milieu du carrefour, se jetant à genoux au-devant du cheval, mais l’animal se renversa sur ses pieds de derrière, comme s’il eût craint quelque danger, et qu’il voulût en préserver son maître.

— Je comprends, dit le jeune homme en causant