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piquillo alliaga.

Qu’est-ce, mon frère, en levant la tête, et que voulez-vous dire.

— Une telle audace ! s’écria Alliaga avec colère.

— Tu en es indigné… effrayé… et moi aussi. Ne sachant ni ce que je dois craindre ni ce que je dois croire, n’osant me décider entre le père et le fils, j’ai vingt fois déjà changé d’idée, et dans le doute, dans l’indécision, je ne dors pas, j’ai la tête en feu, j’ai la fièvre ! j’en mourrai ou j’en deviendrai fou ! Il n’y a que toi, Alliaga, qui puisse me tirer de ces tourments, ou plutôt de cet enfer ; c’est en toi que j’ai confiance, et c’est toi que je veux croire. Donne-moi un conseil… Oui, s’écria-t-il vivement en regardant autour de lui, nous sommes seuls et personne ne peut nous entendre ; qui des deux faut-il envoyer en exil ? lequel faut-il garder ? Prononce toi-même, ce que tu diras, je le ferai.

Jamais personne ne s’était trouvé dans une situation pareille. Jamais sujet, parti de si bas, n’était arrivé si haut. Lui Alliaga, le Maure, le mendiant, appelé à prononcer sur les destinées de la monarchie espagnole, et pouvant à son gré conserver ou renverser le ministre qui, depuis dix-huit ans, régnait en souverain absolu[1] !

S’il avait osé, et ce fut là sa première pensée, il eût dit au roi : « Au lieu des deux concurrents que me propose Votre Majesté, je lui conseille d’en choisir un troisième. » Mais le roi, effrayé à l’idée seule de se donner un nouveau ministre, c’est-à-dire un maître nouveau et inconnu, aurait préféré garder l’ancien ; d’ailleurs, il fallait brusquer l’événement, se décider à l’instant même ; et Alliaga n’avait ni les moyens ni le temps d’étudier et de proposer l’homme d’État le plus capable.

La question resta donc posée entre le duc d’Uzède et son père. Il était aisé à Alliaga de justifier le duc de Lerma. Il le pouvait d’un mot, et le premier ministre,

  1. Alliaga délibéra en faveur de qui, ou de Lerma ou d’Uzède, il ferait pencher la balance. L’alternative qu’embrassa ce moine est digne de la plus sérieuse attention, à cause des conséquences politiques qui en furent le résultat.
    (Watson, Histoire de Philippe III, 2e vol., liv. vi, p. 260.)