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piquillo alliaga.

— Êtes-vous là, mes amis, et sans accident ? leur dit-il à voix basse.

— Oui, brave jeune homme, oui, mon sauveur, répondit Gongarello, que Piquillo fut étonné d’entendre parler aussi distinctement ; mais, par une heureuse révolution, quand il était arrivé à terre, le barbier se trouvait mieux, du moins pour quelques instants. Le mouvement de balancement et d’oscillation qu’il venait d’éprouver dans son voyage aérien avait produit sur lui, et grâce à cette crise salutaire, le même effet que les voyages maritimes sur ceux qui n’en ont pas l’habitude. Soustrait ainsi en partie à l’influence de l’opium que contenait le vin du capitaine, le barbier avait donc en ce moment retrouvé sa tête, et par conséquent sa langue.

— Je n’oublierai jamais le service que vous venez de nous rendre, mon jeune ami…

— Silence ! lui dit Piquillo, qui, interrompant les élans de sa gratitude, lui fit observer qu’ils étaient hors de l’hôtellerie, il est vrai, mais encore devant la porte ; qu’on pouvait sortir et les poursuivre ; qu’ils n’avaient guère de temps d’ici au point du jour, et que ce qu’il y avait de plus prudent était de s’enfoncer dans la forêt, et de s’éloigner le plus possible.

Le barbier se rendit sans peine à la justesse de ces observations, car la crainte lui était revenue avec la raison, et on entendait dans l’intérieur de l’hôtellerie un redoublement de cris et d’imprécations qui n’avaient rien de rassurant pour les fugitifs. Ils se précipitèrent donc tous les trois dans la forêt, et marchèrent devant eux au hasard pendant près d’une heure ; mais au bout de ce temps le barbier déclara qu’il ne pouvait aller plus loin, que les jambes lui manquaient, et que le sommeil le reprenait malgré lui.

— Encore ! s’écria Piquillo, avec désespoir.

Le barbier ne répondit pas, s’étendit sur la mousse, et Piquillo le secoua vivement par le bras en lui répétant :

— Quoi ! dormir encore ?

— Oui, mon garçon !… Un bien mauvais rêve… murmurait le barbier, mais c’est plus fort que moi.

Et fermant les yeux sur tous les dangers qui le menaçaient. le barbier s’endormit.

— Écoutez ! écoutez ! dit Juanita en serrant la main de Piquillo, n’entendez-vous pas ?… Ce sont eux !

— Oui, dit Piquillo en prêtant l’oreille, un bruit de chevaux.

— Et ils viennent de ce côté ! dit la jeune fille avec effroi.


VI.

le carrefour de la forêt.

Revenons à l’hôtellerie de Bon-Secours, où, après de grands efforts, on était parvenu à briser la porte de la cave. La troupe s’était précipitée vers l’endroit d’où partait le bruit, et à la lueur des torches un spectacle horrible s’offrit à leurs yeux : c’étaient le capitaine et son lieutenant, sanglants, défigurés, et qui, épuisés par une lutte aussi furieuse et aussi longue, tous deux renversés et se roulant à terre, n’avaient pas encore lâché prise. Aussitôt que la clarté des flambeaux se fut reflétée sur les murailles sombres et humides de la cave, un cri de surprise s’éleva, et les combattants eux-mêmes s’arrêtèrent.

— Toi ! s’écria le capitaine furieux, toi, Caralo, qui oses porter la main sur moi !

— Vous, capitaine ! répondit le lieutenant dégrisé, vous ! qui vous permettez de m’étrangler et de m’assassiner… pour qui me prenez-vous ?

— Je te prenais pour un de nos hôtes, lui dit le capitaine en lui tendant la main avec bonhomie ; mais c’est ta faute.

— C’est la vôtre.

— Pourquoi n’es-tu pas chez toi ?

— Au fait, dit le lieutenant en regardant autour de lui avec surprise, c’est singulier.

— Pourquoi as-tu été te coucher dans la chambre d’honneur, qui ne t’était pas destinée ?

Caralo eut beau chercher dans ses souvenirs, il ne se rappelait rien ; il ne pouvait rien expliquer.

— Et le barbier et sa nièce ? s’écria le capitaine, d’autant plus furieux qu’il comprenait moins.

— Et l’on s’élança en tumulte vers la chambre rouge… personne ! On chercha dans les autres pièces de la maison… personne… aucune trace !

— Qu’est-ce que cela signifie ? répétait le capitaine dans le dernier paroxysme de la colère.

— Je vais vous le dire, répondit gravement Carnego, en s’avançant au milieu du cercle. Ce maudit Maure était, comme tous les siens, un hérétique et un sorcier.

— Allons donc ! fit le capitaine en haussant les épaules.

— Ne vous rappelez-vous pas la mine qu’il avait en vous disant : Demain, nous compterons ensemble ? Il a tenu parole : il est parti sans payer.

— Parti ! Et comment ?

— Que sais-je ! comme tous les sorciers ! disparu avec sa nièce dans les airs.

Et Carnego ne croyait pas si bien dire.

— C’est lui, continua-t-il, qui a ensorcelé la maison ; c’est lui qui nous a fait battre les uns contre les autres, et veuille le ciel que, pour nous être attaqués à lui, il ne nous arrive pas de plus grands malheurs !

Et Carnego fit le signe de la croix.

Le capitaine était confondu, et, se rappelant l’air ironique du barbier, il commençait presque à croire aussi à la sorcellerie, solution la plus naturelle, explication la plus simple de tout ce qu’on ne comprend pas ; mais bientôt il poussa un cri en disant :

— Et Piquillo !… C’est lui qui a conduit le Maure dans la chambre rouge ; lui seul peut nous aider à découvrir la vérité.

L’on monta à la chambre de Piquillo. Elle était fermée. On frappa vainement ; on enfonça la porte… Personne.

Carnego s’écria :

— Que vous disais-je ? Le Maure l’aura aussi enlevé.

Après une heure de recherches infructueuses dans tous les recoins de la maison, chacun commençait à croire que Carnego pouvait bien avoir raison, et se