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piquillo alliaga.

N’importe, il n’y avait pas à réfléchir ; il n’y avait pas non plus de temps à perdre, et d’un mouvement rapide il s’élança vers le cabinet du roi.

M. de Latorre l’arrêta par le bras, mais de l’autre Alliaga se mit à frapper rudement à la porte. En vain le zélé valet de chambre voulut l’entraîner : l’intrépide moine, s’accrochant au bouton de cuivre doré de l’un des panneaux, se mit à crier à haute voix :

— Sire ! sire ! c’est un de vos serviteurs qui revient vers vous.

Le roi ne répondit pas.

— C’est moi ! c’est Alliaga !

On entendit marcher dans le cabinet du roi.

— J’ai à vous parler des affaires les plus importantes, du salut de votre royaume.

Les pas s’arrêtèrent.

— J’ai à vous parler de la duchesse de Santarem.

On entendit un pas vif et précipité, et au moment où M. de Latorre, redoublant d’efforts et d’énergie, venait de détacher la main d’Alliaga de son seul appui, et l’entraînait à l’autre bout de la chambre, la porte du cabinet s’ouvrit, le roi parut.

— Je suis sauvé ! s’écria Piquillo.

— Je suis perdu ! se dit en lui-même M. de Latorre.

Alliaga se précipita sur les pas du roi, dont la porte se referma.

— C’est toi ! c’est toi ! s’écria Philippe avec émotion ; toi, mon seul ami, ma consolation, mon soutien ! Si tu savais combien j’ai pensé à toi, avec quelle impatience je t’attendais et je désirais te voir !

— Et Votre Majesté tardait bien à m’ouvrir.

— Je n’osais pas.

Le roi prononça ce mot à voix basse, mais si vivement qu’il sembla lui avoir échappé malgré lui. Puis, comme honteux de tant de faiblesse, il courba la tête et garda quelques instants le silence.

Alliaga, qui pendant ce temps l’examinait, fut étonné et presque effrayé du changement de ses traits, de sa pâleur, des rides précoces qui sillonnaient son front et surtout du désordre de sa personne et de ses vêtements.

Le roi leva vers lui des yeux où roulaient quelques larmes :

Et Piquillo se jeta à ses genoux en s’écriant :

— Mon maitre ! mon maitre, parlez, qu’avez-vous ? Si je ne puis venir en aide à Votre Majesté je puis, du moins, mourir pour elle. Me voici, disposez de moi !

— Ah ! je suis bien malheureux ! s’écria le monarque.

En effet, depuis le départ de Piquillo, ne pensant qu’à la duchesse de Santarem, tout entier à son amour et à sa douleur, il avait manifesté devant le duc de Lerma le désir d’être seul, et ce désir le ministre en avait étrangement abusé : depuis ce moment, en effet, les appartements du roi avaient été fermés à tout le monde, et nul, excepté le ministre, ne pouvait plus approcher du souverain, désormais prisonnier dans son palais.

— Oui, s’écria Philippe, je ne vois plus que ce duc de Lerma, qui m’est odieux, que je déteste ! tous les autres m’ont abandonné !

— Tous, sire !

— Excepté… mais il ne faut pas en parler, excepté deux amis dévoués qui viennent, parfois, le soir, en secret.

— Et qui donc ?

— Le duc d’Uzède et la comtesse d’Altamira.

— Est-il possible ! s’écria Alliaga en pâlissant.

— Oui, cela t’étonne, poursuivit le faible monarque, mais le duc d’Uzède est mal avec son père ; tout le monde est mal avec lui ; et d’Uzède, ce fidèle serviteur, se cache du ministre pour venir voir et consoler son souverain ; mon valet de chambre Latorre, un autre encore qui m’est dévoué, introduit presque tous les soirs ici le duc d’Uzède et la comtesse.

— Et ce sont eux qui consolent Votre Majesté ?

— Ils le voudraient, je le crois bien, mais ce qu’ils me disent redouble mes tourments ; car ils sont comme le cardinal-duc : ils prétendent tous que ce fatal amour me conduira à ma perte ; que Dieu me pardonnera peut-être d’aimer une Maure ; mais que songer à l’épouser, c’est encourir les foudres de l’Église, c’est m’exposer à la damnation éternelle.

— Eh bien ! sire, répondit tranquillement Alliaga, il faut y renoncer.

— Je ne le puis, je l’aime plus que jamais ; je l’aime malgré eux, malgré le ciel, que je brave, et dont j’ai peur !.. Aussi tu vois, poursuivit le malheureux roi, en lui montrant ses traits amaigris, tu vois quels sont mes tourments, c’est à en perdre la raison.

— Je viens vous la rendre, sire, et faire cesser de pareils combats ; car je crois que tout espoir est désormais perdu.

Il lui raconta alors ce qu’il avait appris : la duchesse de Santarem et son père abandonnés sur un vaisseau au pouvoir de Juan-Baptista et des bandits, ses compagnons ; le San-Lucar, échoué sur les côtes de Carthagène, sans un seul passager à bord, et enfin les mesures, infructueuses jusqu’ici, qu’il avait prises ; la caravelle la Vera-Cruz et le vaisseau le San-Fernando expédiés à la découverte et qui, avant peu, sans doute, enverraient leurs rapports à Sa Majesté.

Les tourments dont le roi se plaignait tout à l’heure n’étaient rien auprès de ceux qu’il éprouva en écoutant ce récit. Le regret, la jalousie, la rage, se disputaient tour à tour son cœur. L’idée seule que la duchesse de Santarem était perdue pour lui rendait sa passion plus vive, plus ardente, plus délirante, plus déraisonnable que jamais. En ce moment, malgré son ministre, malgré la cour de Rome et malgré l’inquisition tout entière, il eût épousé la duchesse à la face de l’Espagne et de l’Europe.

À ce premier mouvement de colère succéda un accès de désespoir. Le pauvre roi se mit à fondre en larmes, et voyant Piquillo, dont la douleur moins expansive n’était pas moins profonde que la sienne, et qui, retiré dans un coin de l’appartement, détournait la tête et pleurait sans rien dire, il courut à lui et le serra dans ses bras.

Lui aussi pleurait Aïxa ; lui seul comprenait sa douleur et son amour, et dès ce moment Alliaga était tout pour lui. C’était son confident, son ami le plus cher, sa plus douce consolation ; sa présence lui devenait indispensable.

— C’est trop, s’écria Piquillo en étouffant ses san-