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piquillo alliaga.

gues venaient battre le rocher sur lequel les soldats espagnol étaient descendus le matin. Pedralvi s’y élança et la route que les Espagnols avaient parcourue pour remonter s’offrit à ses yeux.

Mais cette route était alors bien plus pénible et plus difficile. L’eau du torrent avait rendu glissants les rochers qu’il fallait saisir, et la colonne d’eau qui tombait toujours faisait, à chaque pas, chanceler Pedralvi ; une fois même elle le rejeta dans l’abîme ; mais il rassembla son courage et ses forces, et enfin, haletant, épuisé, respirant à peine, il arriva au sommet du rocher.

Il vit le jour, il toucha la terre ! Mais encore épouvanté des scènes dont il venait d’être témoin, il sentit ses genoux fléchir et tomba sans connaissance.

Quand il revint à lui, il s’avança au bord du rocher et aperçut sous ses pieds le camp des Espagnols et leurs tentes où l’on se réjouissait.

À cette vue, sa fureur se ranima.

— Oui, s’écria-t-il, j’avais fait un serment, celui d’immoler, chaque jour, un de nos ennemis, et ce serment, c’est Mahomet, c’est notre Dieu lui-même qui me punit d’y avoir manqué. Je le tiendrai désormais, je le jure ! C’est pour cela seul que le ciel m’a conservé la vie, et cette vie sera consacrée à venger mes compagnons.

Il se rapprocha de la grotte, y jeta un dernier regard qui le fit frémir d’horreur. L’eau était montée jusqu’à l’ouverture. Plusieurs cadavres surnageaient à la surface, et l’un des premiers qu’il aperçut fut celui du grand inquisiteur.

Furieux, hors de lui, à moitié fou, il le saisit, le traîna jusqu’aux bords des rochers, et le lançant au milieu du camp espagnol :

— Reprenez-le, s’écria-t-il, c’est mon présent. J’espère bientôt vous en envoyer d’autres.

Il se précipita alors vers l’autre versant de la montagne et eut bientôt disparu.


LXXVII.

la chute d’un ministre.

Les événements que nous venons de raconter s’étaient passés pendant le voyage d’Alliaga et son retour à Madrid. Nous demanderons maintenant à nos lecteurs la permission de revenir au confesseur du roi, que nous avons laissé à l’hôtel de Santarem, au moment où l’officier de l’inquisition, Spinello, venait l’arrêter.

— Je suis prêt à vous suivre, répondit froidement Alliaga, et il fit un pas dans l’antichambre.

Spinello s’était fait accompagner de deux membres du saint-office, et, pour plus de sûreté, d’une vingtaine de soldats de la sainte Hermandad. Piquillo jeta sur eux un coup d’œil, et reconnut dans celui qui les commandait un ancien garçon parfumeur qui lui avait été autrefois recommandé par la senora Cazoleta.

En rencontrant son regard, l’honnête et malencontreux alguazil baissa la tête d’un air qui voulait dire : C’est mon état, je suis obligé d’obéir.

Spinello fit un signe impératif, et la brigade avança d’un pas.

— Un instant, dit Alliaga, je demande à voir en vertu de quel ordre on m’arrête.

— En vertu d’un ordre du grand inquisiteur lui-même, répondit Spinello d’un air insolent.

Et il exhiba un parchemin que Sandoval lui avait envoyé depuis huit jours.

— Les ordres émanés de l’inquisition et du grand inquisiteur doivent être exécutés dans les vingt-quatre heures, répliqua Piquillo.

— Et celui-ci est daté d’hier, répondit Spinello d’un air victorieux en le lui présentant.

En effet la date avait été laissée en blanc par Sandoval, qui, dans une lettre particulière, avait recommandé à son agent de mettre cette date le jour même de l’arrivée d’Alliaga à Madrid.

Piquillo prit le parchemin, le regarda et dit lentement :

— Cet ordre d’arrestation n’a pu être daté ni signé, hier, par le grand inquisiteur.

— Et pourquoi, s’il vous plait ? s’écria Spinello en ricanant.

— Attendu que depuis huit jours Son Excellence Bernard y Royas de Sandoval est tombé dans les mains des Maures de l’Albarracin, et que dans ce moment il est prisonnier. C’est ce que je viens annoncer au roi.

À ce coup inattendu, tous les alguazils se regardèrent consternés et comme si la chrétienté eût été dans le dernier péril.

Spinello lui-même avait été un instant déconcerté ; mais se remettant promptement :

— Il n’en est pas moins vrai que cet ordre suprême…

— Ne peut être valable ; il y a fausseté ou surprise, seigneur Spinello, et j’ai là sur moi un autre acte dont ces messieurs ne révoqueront point en doute l’authenticité, car il est écrit et signé de la main même du roi.

Le remettant alors au chef des alguazils, Piquillo ajouta :

— Cet ordre vous prescrit de m’obéir comme à Sa Majesté elle-mème, et je vous ordonne d’arrêter à l’instant le seigneur Spinello et ses deux acolytes, comme coupables envers le grand inquisiteur et le saint-office du crime de faux.

Le brave alguazil ne se le fit pas dire deux fois. Il fit signe à ses gens d’entourer Spinello, qui voulut vainement réclamer.

— Vous vous justifierez devant Sa Majesté elle-même, s’écria Piquillo ; et je vais de ce pas lui rendre compte de cette affaire.

Spinello, commençant à s’effrayer du tour que prenait la chose, essaya de balbutier quelque excuse. Un geste d’Alliaga commanda à la sainte Hermandad de l’emmener ; et quand ils furent tous disparus, Piquillo sentit près de lui quelqu’un qui venait de tomber à genoux et qui baisait le bas de sa robe.

C’était Gongarello.

— Bravo ! maître ! s’écria-t-il. Voilà ce que j’appelle se tirer d’affaire. Nous sommes sauvés !