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piquillo alliaga.

gner. Les troupeaux furent reçus avec des transports de joie dans le camp, où ils ramenaient l’abondance, et Yézid, resté seul, se hâta de briser le bâton qu’on lui avait remis, et qui contenait quelques lignes d’une écriture déguisée.

Il ne s’en étonna pas. Ce message pouvait être intercepté.

« Mes bons et anciens vassaux.

« Recevez le présent qu’un ami vous envoie et de plus un utile conseil. Quelque forte que vous semble votre position, hâtez-vous de la quitter ; on manœuvre en ce moment pour tourner votre droite, et dans vingt-quatre heures vous serez attaqués et cernés de tous les côtés »

Yézid ne pouvait révoquer en doute la sincérité de cet avis ; c’était un Espagnol, il est vrai, qui le lui adressait, mais c’était un ami. C’était un des grands propriétaires des plaines de Valence qui envoyait ainsi en secret, au camp des Maures, de nombreux troupeaux, formant la partie principale de sa richesse.

Cet ami, Yézid ne pouvait le méconnaître.

— Ô Fernand d’Albayda, s’écria-t-il avec émotion, soyez béni, vous qui arrachez tant de familles à une mort certaine !

Fernand avait, en effet, tout ordonné, tout préparé.

Un vieux serviteur, qui lui était tout dévoué, avait rassemblé ces troupeaux et les avait conduits par le chemin que son maître lui avait tracé.

Pendant huit jours et huit nuits, un nombreux détachement avait étroitement gardé les défilés de ces rochers, et après avoir fatigué, par une surveillance inutile, ces soldats qui en murmuraient eux-mêmes, leur chef leur avait permis de prendre quelque repos la nuit même où cette surveillance devenait nécessaire.

Enfin c’était Fernand d’Albayda qui, sans vouloir être reconnu, adressait à Yézid ce salutaire avis que lui seul, au monde, pouvait donner.

Il fallait donc le suivre ; mais comment ?

Devant Yézid, le corps d’armée d’Augustin de Mexia ; derrière lui, les troupes de Fernand ; à sa droite, des montagnes qu’il était possible de gravir, il est vrai, et par lesquelles on pouvait opérer une retraite, mais c’était justement de ce côté que l’ennemi l’avait tourné et s’avançait pour le cerner.

À gauche, il ne fallait même pas y penser. Aucun moyen de fuite. Des rochers de hauteurs différentes, mais de plusieurs centaines de pieds chacun, et taillés presque à pic.

On tint conseil. Un des chefs, Cogia-Hassan, né dans ces montagnes, où depuis son enfance il avait mené paître ses chèvres, prétendit qu’il y avait au milieu de ces rochers un chemin en apparence impraticable, et en réalité des plus dangereux, par lequel on pouvait, avec de la vigueur et du courage, se hisser jusqu’au haut de ce rempart de granit, et que là on trouverait, à la cime même de ces rochers, une vaste plaine, une prairie arrosée par l’eau d’un torrent supérieur formé par des neiges.

Quel que fût le danger d’une pareille entreprise, c’était le seul moyen de salut ; il fallait le tenter. Mais en l’adoptant on était obligé d’abandonner l’artillerie, les bagages, et, bien plus encore, les femmes et les enfants aux mains des ennemis ; car il n’y avait que des hommes vigoureux qui pussent entreprendre un trajet aussi pénible, aussi périlleux, et rester pendant près d’une heure suspendus au-dessus des abimes et des précipices. Quant à leurs familles, c’était les exposer à une mort certaine.

Il est vrai que les livrer aux Espagnols offrait exactement le mème résultat.

— Si ce n’est que cela, dit Cogia-Hassan, je peux vous enseigner un moyen de mettre nos femmes, nos enfants et nos provisions à l’abri de tout danger et de les dérober même aux regards de tous les Espagnols.

Chacun l’écouta avec attention.

— Il y a non loin d’ici une grotte immense qui, à l’intérieur, offre près d’un quart de lieue d’espace. Elle est justement placée sous les rochers que nous voulons franchir. On n’y entre que par une seule ouverture, de quatre ou cinq pieds, qu’il sera facile de fermer en dedans dès que nous serons entrés.

Cette grotte, peu élevée en certains endroits, offre en d’autres plus de quarante pieds de hauteur et elle n’est pas obscure, on y aperçoit même le ciel, car elle reçoit du jour d’en haut par une immense ouverture pratiquée au milieu des rochers amoncelés sur la grotte.

Cette retraite, presque taillée dans le roc, les espagnols ne la devineront pas, et même ils la soupçonneraient, qu’ils ne pourraient la découvrir, ni surtout y pénétrer.

L’avis de Cogia-Hassan prévalut. Il n’y en avait pas de meilleur, et du reste on était pressé par le temps et par les Espagnols qui allaient arriver. On trouva, on examina la grotte, la plus belle de toute la sierra de l’Albarracin. Elle était, en effet, vaste, spacieuse, bien aérée et suffisamment éclairée en certaines parties par l’espèce de soupirail supérieur dont nous avons déjà parlé. Les parois intérieures et toute la voûte étaient en granit, et nul éboulement n’était à craindre.

Cette grotte, qui s’étendait au loin sous la montagne, pouvait contenir, et au delà, tous ceux qui, dans ce moment, lui demandaient un asile. On s’empressa donc d’y renfermer les vieillards, les femmes et les enfants, au nombre, disent les historiens du temps, de sept à huit mille ; de plus les bagages de toute espèce, l’artillerie et la plus grande partie des troupeaux que l’on devait à la générosité de Fernand d’Albayda. Une autre partie des bestiaux fut tuée pour l’approvisionnement de l’armée, qui, dans le chemin escarpé qu’elle avait à gravir, emportait avec elle ses armes et ses vivres pour quelques jours.

Le grand inquisiteur Sandoval, qui depuis le départ d’Alliaga avait été traité par Yézid avec les plus grands égards, était toujours resté prisonnier des Maures. Il fut décidé que ce précieux otage serait renfermé dans la grotte, dont Yézid confia le commandement et l’administration à Pedralvi et à quelques soldats déterminés.

Dès qu’ils furent tous entrés, Pedralvi donna ordre de fermer en dedans l’ouverture ; pour plus grande précaution, Yézid fit rouler, à l’extérieur, des masses de rocs et de terres ; les interstices mêmes des rochers