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piquillo alliaga.

leur souveraine, en voulant frapper la duchesse de Santarem.

Quant aux instigateurs de ce crime, Piquillo les connaissait depuis longtemps ; il avait, dans le couvent d’Hénarès, et dans la cellule du père Jérôme, entendu, de ses propres oreilles, tous les détails de cet horrible complot.

Il resta quelques instants pensif et la tête appuyée sur ses mains. Puis il fit signe aux officiers maures et à Pedralvi de s’éloigner quelques instants.

Ils sortirent avec le grand inquisiteur, celui-ci fort inquiet de son sort et du parti que frey Alliaga allait prendre.

— Frère, dit Piquillo à Yézid, un seul événement, un événement fatal, vient de changer tous nos projets, et de les détruire à jamais, peut-être, si le ciel n’a pas protégé notre père et Aïxa…

— Quant à moi, dit Yézid d’un air sombre, je n’ai qu’un seul désir : les venger et les suivre, car je n’ai plus d’espoir.

— Et moi, j’en ai toujours ! Dieu, en qui j’ai confiance, m’a retiré de si grands dangers et de positions si horribles, que, vois-tu, frère, désespérer du pouvoir ou de la bonté céleste me semble presque un blasphème ! Crois-moi, Aïxa nous sera rendue !

— Et si nous ne devons plus la revoir, ou la revoir avilie !

— Eh bien, alors, répondit Alliaga, dont la figure devint pâle et la voix tremblante, eh bien, le malheur ou l’infamie tombé sur notre famille ne nous empêchera pas de continuer jusqu’au bout notre sainte mission ; nous avons une autre famille encore, des frères dispersés et bannis, à qui il faut rendre leurs foyers et leur patrie. Je l’ai promis à notre père Delascar d’Albérique ; ce sera l’œuvre de ma vie entière ; je veux l’accomplir ou y succomber.

— Et comment espères-tu encore réussir ? lui dit Yézid ; car, pour moi, je ne m’abuse pas sur mes efforts. Les pauvres gens que je commande pourront peut-être, soutenus par leur désespoir, se défendre quelque temps dans ces montagnes, mais nous ne pouvons plus, comme nos ancêtres, conquérir l’Espagne ou lui imposer des lois.

— Je le sais, je le sais, dit Alliaga.

— Et toi, que deviennent les rêves que tu avais formés ? La duchesse de Santarem, élevée au rang de reine d’Espagne, pouvait protéger et défendre ses frères, devenus ses sujets ; mais maintenant, continua-t-il avec douleur…

— Maintenant encore, répondit Alliaga avec douceur, nos ennemis eux-mêmes, ou plutôt le ciel, qui ne nous a pas abandonnés, nous offre des moyens de salut dont il nous est permis de profiter. Ou je m’abuse fort, ou le papier que je viens de lire et que je conserve peut grandement changer les dispositions du duc de Lerma. Le tout est de l’employer habilement et à propos. Cet écrit lui rend son honneur et sa réputation qu’il a perdus, et qu’il tient à recouvrer aux yeux de l’Espagne et de toute l’Europe. Ministre absolu, il peut commander à tous, excepté à l’opinion publique ; il le pourra par cet écrit, et avant de le lui livrer, je saurai obtenir de lui, ta grâce d’abord, amnistie pleine et entière pour tous ceux qui se sont réfugiés dans ces montagnes et combattent avec toi, et, qui sait ! peut-être plus encore. Je le tenterai du moins. Oui, continua-t-il avec chaleur, la réussite est possible, surtout si vous conservez précieusement comme otage entre vos mains le frère qu’il aime, le chef suprême de l’inquisition.

— Je comprends, dit Yézid.

— Et moi, je vais me hâter. Je me rends d’abord à Valence : il le faut ; c’est là seulement que je puis avoir des nouvelles d’Aïxa, de mon père et du vaisseau que, par l’ordre même du roi, j’ai envoyé à leur poursuite. De plus, j’ai pour le vice-roi des instructions que je saurai faire exécuter. Adieu, frère, adieu. Espère encore.

— Je n’espère qu’en toi ! s’écria Yézid en se jetant dans ses bras ; toi, notre sauveur et notre providence ! Pourquoi faut-il nous séparer ? Il me semble que ton départ est toujours pour moi le signal d’un malheur !

— Allons, frère, allons, du courage ! Tu en auras besoin, car il te faudra encore lutter et combattre contre un adversaire actif et infatigable ; mais de là-bas, du moins, je tâcherai de détourner ou d’arrêter ses coups.

En sortant de la tente, les deux frères rencontrèrent à quelques pas le grand inquisiteur et Pedralvi, qui veillait sur lui et ne le quittait pas du regard.

— Eh bien, mes maîtres, leur dit le Maure, son arrêt est-il prononcé ? Qu’ordonnez-vous ?

— Nous ordonnons, répondit Alliaga, que le prisonnier sera confié à ta garde.

— Bien, cela ! dit-il avec joie.

— Et nous te chargeons de le défendre.

— Moi ! s’écria-t-il stupéfait.

— Oui, par ta mère, par Juanita, par le sang de tes maîtres, tu vas nous promettre non-seulement de respecter les jours du grand inquisiteur, mais de le protéger contre le poignard de ses ennemis.

— Ça m’est impossible.

— Vois, cependant ! j’allais partir pour retrouver Delascar et sa fille, pour sauver nos frères, pour leur rendre leurs biens et leur patrie ; mais je ne m’éloignerai pas, Pedralvi, que je n’aie reçu de toi ce serment.

Le Maure hésita quelques instants. Il était en proie à un violent combat. Enfin, triomphant de lui-même, il s’écria :

— Partez donc… je jure… je jure… de protéger celui qui a massacré nos frères, celui que j’avais promis d’immoler. Et vous, dit-il en se tournant vers Sandoval, cessez de trembler, mon révérend. Vous êtes maintenant plus en sûreté ici qu’au milieu du palais de l’inquisition.

— Bien, lui dit Alliaga, je m’éloigne sans crainte ; car je sais que jamais un Maure n’a trahi ni son serment ni l’hospitalité.

— Soit ! murmura Pedralvi, mais pour Ribeira et le duc de Lerma, mon serment tient toujours !