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piquillo alliaga.

Vingt fois déjà le courage avait été près de m’abandonner… Une espèce de délire ou de vertige me soutenait seul alors… Je n’avais plus ma raison et je luttais toujours, par instinct ou par rage.

D’étranges apparitions passaient devant mes yeux. C’était un port facile qui s’offrait à mes regards ; un sable fin et doux qui m’invitait à me reposer ; des plaines verdoyantes, des arbres touffus qui m’offraient leurs ombrages ; saisi de joie, je m’avançais haletant, et tout disparaissait devant moi !

Enfin, sur le soir et vers les derniers rayons du jour, il me sembla entendre le sillage d’un vaisseau, les cris des matelots, le bruit des cordages, le vent soufflant dans les voiles.

Encore un fantôme ! me disais-je, le fantôme d’un navire qui se dresse devant moi sur les flots ! Je rêvais que des hommes et des femmes amoncelés sur un bâtiment me regardaient et me montraient du doigt ; je rêvais qu’on me jetait un câble, un cordage : que je venais de le saisir, et puis, comme à l’ordinaire, cette fois encore, tout disparut. Je ne vis, je ne sentis plus rien. Je m’étais évanoui.

Quand je revins à moi, j’étais sur le pont d’un navire. Des compatriotes, des Maures m’entouraient ; des femmes me prodiguaient des soins. Juanita, Aïxa, d’Albérique ! m’écriai-je. Personne ne répondit à ces noms. Ils n’étaient pas là. J’étais loin d’eux !

J’avais été recueilli par un bâtiment espagnol qui faisait voile pour l’Afrique, ayant à son bord nos amis et nos frères que l’on conduisait en exil.

Et maintenant (ce que vous ne croirez pas), c’est que la longue agonie, c’est que la mort à laquelle je venais d’échapper devait être moins effroyable que les horreurs dont j’étais destiné à être le témoin. Oui, j’ai vu nos compagnons privés d’air et de nourriture, entassés comme des troupeaux dans des lieux infects ; j’ai vu l’enfant qui avait l’audace de se plaindre, la femme qui osait gémir, frappés et déchirés par le fouet des bourreaux ; j’ai vu le mari ou le père qui tentait de les défendre, massacré sans pitié, et son sang rejaillir sur les siens ; j’ai vu de jeunes filles, dont la beauté avait quelques instants désarmé les meurtriers, regretter la vie qu’on leur avait laissée et appeler la mort ! elle ne se faisait pas attendre, elle arrivait ! mais trop tard encore ! Elle arrivait au milieu des railleries et des outrages les plus infâmes !

J’ai vu tous ces forfaits, répéta Pedralvi avec rage, et je n’ai pu les empêcher, je n’ai pu les punir.

Vous pensez peut-être que c’était assez de tortures, assez d’opprobre, assez de carnage ; que le ciel se lasserait de nous accabler, que les bords africains nous offriraient un refuge. Non ; l’œuvre des chrétiens n’était pas encore achevée ! tous les fléaux s’entendaient avec eux et devaient leur venir en aide.

On nous débarqua aux environs d’Oran, à Canastal. Nous nous trouvâmes six mille, hommes, femmes et enfants, que l’on avait jetés sur la plage aride et déserte, sans vivres, sans armes, presque sans vêtements.

Les vaisseaux espagnols s’étaient éloignés, la nuit était venue. Tombant de fatigue, de froid et de faim, nous cherchions vainement un abri ; nous implorions le ciel !.. Il fut sourd à nos prières, et l’Arabe du désert fut le seul qui nous répondit.

Descendus des montagnes, le Kabyle et le Bédouin vinrent nous piller et nous égorger, nous leurs frères, nous les fils d’Ismaël, nous qui leur demandions secours et protection, et qui, sous le bernous de l’Africain, retrouvions encore le cœur des Espagnols.

Ah ! que cette nuit fut affreuse ! Entendre leurs cris de joie et de carnage, voir massacrer des femmes et des enfants, et n’avoir pour les défendre d’autres armes que les cailloux de la plage !

Le lendemain, la moitié des nôtres avait perdu la vie, et ne pouvant rester sur ce sol inhospitalier, il fallut tenter de gagner Alger, où un prince musulman promettait de nous accueillir.

Vous dirai-je nos nouveaux désastres pendant cette marche, ou plutôt pendant ce cortége funèbre ? À chaque instant un de nos frères tombait épuisé par ses blessures, un autre par la fatigue, celui-ci par la faim, par la soif, par des journées brûlantes et par des nuits glacées. Et chaque soir, quand nous faisions halte, les Arabes du désert venaient choisir leurs victimes et égorger ce troupeau qui ne pouvait se défendre[1].

Nous voulions en vain nous dérober à leurs poursuites. Il était trop facile de suivre notre trace : elle était indiquée par les cadavres qui jonchaient la route et trahissaient notre passage. Enfin nous approchions d’Alger, nous n’avions plus qu’un jour de marche.

De tant de malheureux, trente seulement avaient survécu. La dernière nuit, le yatagan des Bédouins en immola plus de la moitié ; le reste eut à peine la force de se trainer quelques lieues plus loin ; une pauvre mère qui se sentait mourir me tendit son enfant qu’elle n’avait plus la force de tenir. Je le reçus dans mes bras, où quelques instants après il expira !

Dans ce moment on apercevait de loin les portes d’Alger.

J’y entrai… j’y entrai seul !

Pedralvi cacha sa tête dans ses mains. Yézid et Piquillo, glacés d’horreur, l’avaient écouté sans l’interrompre.

Le Maure continua après un instant de silence :

  1. Le sort de la plupart de ceux qui touchèrent à la côte de Barbarie ne fut pas moins déplorable. À peine eurent-ils débarqué sur ce rivage stérile, inhospitalier, qu’ils furent attaqués par les Arabes-Bédouins, espèce de voleurs sauvages qui habitent sous des tentes et ne vivent que de chasse et du butin. Les Maures, sans armes, embarrassés de leurs femmes et de leurs enfants, furent souvent pillés par ces barbares, qui les assaillaient avec des corps nombreux, forts quelquefois de cinq ou six mille hommes. Aussi souvent que les Maures essayèrent de leur résister avec des pierres et des frondes, leurs seules armes, aussi souvent ils furent presque tous moissonnés par le fer. Beaucoup d’autres aussi périrent de fatigue et de faim, ou par l’inclémence de l’air, dont ils ne purent se garantir pendant les longues et pénibles marches qu’ils entreprirent à travers les brûlants déserts de l’Afrique, pour atteindre Mostaganem, Alger et d’autres places où ils espéraient qu’on leur permettrait de se fixer. En effet, peu de Maures parvinrent jusqu’à ces places, puisque, de six mille hommes qui se mirent en marche de Canasta, ville située aux environs d’Oran, pour se rendre à Alger, un seul, nommé Pedralvi, eut le bonheur d’échapper.
    (Watson, tom. ii, Liv. iv, pag. 81 et 82.)