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piquillo alliaga.

rencontrer quelque ressemblance entre ses traits et ceux d’un bandit au pouvoir duquel je me suis trouvée pendant quelques instants.

— Qui donc ! lui demandais-je.

— Un ennemi mortel de Piquillo, un nommé Juan-Baptista Balseiro.

— À cet endroit du récit, Alliaga sentit une sueur froide couler sur son front.


LXXII.

les maures dans l’exil.

— Juan-Baptista Balseiro ? dit Alliaga à Pedralvi ; es-tu bien sûr que c’était ce nom ?

— Eh oui ! reprit brusquement Pedralvi ; mais ne voulant pas effrayer la senora, je traitai ses craintes de chimériques, quoique au fond du cœur elles ne me semblassent que trop légitimes ; elles m’expliquaient l’effet qu’avait produit sur moi la voix de ce bandit, que j’avais rencontré deux fois seulement dans ma vie et toujours sans le voir : dans notre enfance, un soir, à l’hôtellerie du Soleil-d’Or, pendant que j’étais sur le chaperon du mur, et lui dans la rue ; et plus tard, quand, déguisé en alguazil, il nous arrêta, la nuit, dans les montagnes de Tolède.

Décidé cette fois à connaître ses desseins et à en finir avec lui, je le cherchai des yeux sur le vaisseau, et je n’aperçus ni lui ni Marco le Maltais.

— Ils sont, me dit le capitaine Giampiétri, occupés à nettoyer ma cabine.

J’y descendis. Je ne trouvai que Marco. Mon air avait sans doute quelque chose de mauvais, car il pâlit en me voyant, et moi, allant droit au fait, je tirai un pistolet de ma ceinture et le lui posant sur la poitrine:

— Il faut me dire ici la vérité : ton contre-maitre Géronimo n’est autre que Juan-Baptista Balseiro, le bandit que réclame depuis longtemps la justice.

— C’est vrai, répondit le Maltais en tremblant ; car il était lâche.

— Quels sont ses desseins ? réponds à l’instant, ou je fais feu.

— Lui et ses compagnons veulent piller ce vaisseau, qu’ils supposent chargé des trésors de la famille d’Albérique.

— Où est-il en ce moment ?

Le Maltais n’osait répondre, mais il m’indiquait de l’œil une seconde cabine où le capitaine Giampiétri serrait son or et ses papiers.

Je me dirigeais de ce côté, une porte s’ouvrit brusquement. Un homme parut, je tirai. Il tomba. Ce n’était pas Juan-Baptista, mais un de ses gens. Ils étaient deux.

Profitant du moment on j’étais désarmé, le Maltais me saisit par derrière, pendant que Balseiro, me sautant à la gorge, m’étreignait de ses bras nerveux. Quoique seul contre eux, je résistais, j’appelais du secours, et déjà le capitaine Giampiétri accourait à mon aide, quand Juan-Baptista qui m’entrainait vers l’escalier, cria d’une voix de Stentor :

— À nous, compagnons voici le moment, levez-vous !..

En un instant tout l’équipage, ou plutôt ce ramas de bandits, nous avait saisis, moi et le malheureux Giampiétri, et nous avait lancés à la mer.

Yézid et Piquillo poussèrent un cri d’effroi.

— Moi, ce n’était rien, continua l’intrépide Pedralvi, mais mon pauvre maitre !..

— Mon père ! murmura Yézid avec désespoir.

— Et Aïxa ! s’écria Alliaga.

— Restée, ainsi que Juanita, au pouvoir de ces pirates, de ces brigands… répondit Pedralvi avec un mugissement de rage. Que le Dieu de nos pères leur soit en aide ! lui seul peut les défendre.

— Et toi, Pedralvi, toi, s’écria Yézid en pressant les mains du fidèle serviteur, qu’es-tu devenu ?

— Moi, plongé dans l’abime et bientôt revenu à la surface des flots, je voyais s’éloigner et fuir à l’horizon le San-Lucar, ce vaisseau qui emportait tout ce que j’aimais !… Dans mon désespoir, dans mon délire, je blasphémais !… je poussais des sanglots de douleur et de rage, et des cris qui se perdaient dans le tumulte des vagues.

On venait de m’enlever la moitié de ma vie, et celle qui me restait ne valait pas la peine d’être défendue contre les flots. Le pauvre Giampiétri, entrainé loin de moi, avait déjà disparu, et à l’immensité je n’apercevais rien que des vagues, partout des vagues, dont le bruissement uniforme murmurait à mon oreille : il faut mourir !

Pas une planche, pas un débris, pas une pointe de rocher ! J’étais à vingt lieues du rivage, en pleine mer ! seul avec Dieu ! et avec vous, mon maitre Yézid ; avec vous, Piquillo, mon premier ami, qui ne pouviez plus m’entendre et que pourtant j’appelais encore ! Enfin, décidé à mourir je cessai de disputer mes jours ; mes bras ne me soutinrent plus à la surface des flots, et je descendis dans l’abîme en levant mes yeux vers le ciel.

En ce moment le ciel brillait de tout son éclat ; le soleil de l’Andalousie, dont les feux étincelaient sur la mer et dont j’apercevais encore les rayons à travers les eaux transparentes qui venaient de se refermer sur ma tête. Vous le dirai-je ? cette douce lumière, ce soleil si beau à voir, et que je contemplais pour la dernière fois, rappela en moi le désir de la vie et le regret de la quitter.

— Oui, m’écriai-je, je ne m’abandonnerai pas lâchement à mon désespoir. Je défendrai mes jours jusqu’au bout, et peut-être le ciel me viendra-t-il en aide… il le doit. Il doit me laisser vivre, ne fût-ce que pour venger un jour Juanita et mes maitres, et pour punir leurs meurtriers.

Ranimé par cette idée, je me mis à nager avec vigueur. De quel côté ? je l’ignore. Je ne pouvais me guider ni me diriger, et mes efforts m’éloignaient, peut-être, du rocher ou du banc de sable qui pouvait me sauver. Pendant six heures je luttai ainsi contre la mort. Oui, six heures au moins, car le soleil, qui dardait d’abord ses rayons au-dessus de ma tête, descendait maintenant dans la mer ; mes forces épuisées, ma respiration haletante, me disaient que tout était fini pour moi, et qu’il fallait succomber.