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piquillo alliaga.

jeune ami, dit gaiement le barbier Bonsoir, messeigneurs. À demain, seigneur hôtelier ; demain nous compterons.

— Demain, dit gravement le capitaine, tous les comptes seront réglés. Votre appartement vous attend, bonsoir. Quant à moi, je reste encore avec ces messieurs pour achever quelques bouteilles.

Il salua ses deux hôtes de la main ; puis dit à voix basse à Piquillo :

— Conduis-les à leur chambre, et monte te coucher… C’en est assez, on ne t’en demande pas davantage pour aujourd’hui, le reste nous regarde.

Piquillo, tenant sa lanterne, passa devant Gongarello et sa nièce. La porte de la salle à manger se referma. Tous trois se trouvèrent sur l’escalier… Piquillo, dont le cœur battait encore de frayeur autant que de joie, se mit à monter si rapidement que le barbier s’écria à haute voix :

— Eh bien ! où va-t-il, où va-t-il, ce jeune étourdi ?

— Qu’est-ce ? dit le capitaine, qui rouvrit la porte de la salle à manger ; qu’y a-t-il ?

À cette voix, Piquillo, comme foudroyé, s’arrêta.

— C’est moi, maitre, moi qui montais trop vite, tant j’avais hâte d’arriver !

— C’est bien, dit froidement le capitaine. Et il referma la porte.

En l’entendant retomber, Piquillo respira, et cette fois il eut le courage de monter lentement l’escalier.

Arrivé au premier, et en passant près de la porte de damas rouge, il ne put se défendre d’une nouvelle frayeur, et il s’arrêta.

— Est-ce ici ? dit le barbier.

— Non, lui répondit Piquillo en cherchant à cacher son trouble, et il continua à monter.

Le barbier, surpris, ainsi que Juanita, de l’air silencieux et de la physionomie bouleversée de leur guide, garda le silence et le suivit, non sans s’étonner de monter aussi haut.

Ils arrivèrent ainsi au grenier qui servait de chambre à coucher à Piquillo. Il les fit entrer, ferma sa porte, et, mettant sa main sur la bouche du barbier qui voulait parler :

— Silence ! silence !… S’écria-t-il, ou vous êtes perdus !

Le barbier sentit à l’instant sa gaieté et son sang-froid l’abandonner.

— Perdus ! perdus ! s’écria-t-il en balbutiant.

Il n’en put dire davantage et n’eut même pas la force d’ajouter : Comment ? Et pourquoi ? Ses dents se choquaient horriblement l’une contre l’autre.

— Juanita, continua Piquillo, vous ne me reconnaissez pas ?

— Non, fit celle-ci, en le regardant attentivement.

— Vous avez oublié les deux pauvres petits mendiants qu’il y a deux ans, près de l’hôtel du Soleil-d’Or, vous avez empêchés de mourir de faim ?

— L’ami de Pedralvi ! s’écria la jeune fille en rougissant,

— Oui… Pedralvi.. mon ami, mon camarade. Qu’est-il devenu ?

— Resté depuis ce temps près de moi comme garçon hôtelier… il pleurait en me quittant, et disait bien qu’il nous arriverait malheur.

— Non, tant que je serai près de vous… Écoutez-moi.

Et le fidèle compagnon de Pedralvi se mit à leur apprendre, en peu de mots, en quelle espèce d’hôtellerie ils étaient tombés, quels étaient la profession et les projets du capitaine, et les seules chances de salut qui leur restaient.

— Ils sont tous allés se coucher, leur dit-il, et dormiront d’ici à une heure. Selon son habitude, le capitaine descendra probablement à la cave… Nous aussi, alors, nous descendrons, et nous chercherons à sortir de cette maison infernale. Par quels moyens ? je n’en sais rien encore. Nous verrons quand nous y serons. Attendez, je vais faire le guet.

Il laissa le barbier et sa nièce plus morts que vifs, et descendit quelques marches de l’escalier. Il se coucha le ventre à terre, et il écouta, épiant dans l’ombre et recueillant le moindre bruit. L’attente fut longue. Enfin il entendit tous les bandits rentrer successivement dans leur chambre. Il descendit quelques marches de plus, s’arrêta au premier, et écouta encore tremblant et respirant à peine. Au rez-de-chaussée, la porte de la salle à manger s’ouvrit. Le capitaine sortit, tenant une lanterne à la main. Il se mit à descendre les marches qui conduisaient à la cave, dont il laissa derrière lui la porte toute grande ouverte. Piquillo, lentement et de loin, se hasarda à le suivre. Il referma cette porte à double tour, retira le trousseau de clés et remonta quatre à quatre les marches qui conduisaient à son grenier.

— Maintenant, dit-il à ses deux amis, il n’y a plus de temps à perdre… Venez… Parmi ces clés, nous en trouverons bien une pour ouvrir la porte qui donne sur le bois. Si cela nous manque, nous n’aurons plus rien à faire.

— Qu’à nous recommander à Dieu ! dit Juanita.

Quant au barbier, il ne disait rien.

— Et notre mule et notre carriole ? s’écria la jeune fille.

— Il ne faut plus y penser ! Si nous pouvons sortir, nous irons au hasard ; nous marcherons toute la nuit dans le bois, et demain nous trouverons peut-être aide et protection.

— Ah ! vous êtes notre sauveur, s’écria Juanita, en lui jetant ses bras autour du cou.

— Il n’est pas temps encore de me remercier… je n’ai encore rien fait pour vous ; venez vite.

— Oui. Mon oncle, venez donc ; il y va de nos jours, et vous restez là !

Gongarello aurait bien voulu faire autrement, mais cela lui était impossible. Sa tête était pesante, ses yeux se fermaient ; pressé par la terreur, il avait hâte de fuir, et ses jambes lui refusaient le service, et des bâillements précurseurs du sommeil l’empêchaient de parler Enfin, après une lutte de quelques instants, vaincu et succombant sous l’effort, il tomba sur des bottes-de foin, et à la surprise, au grand effroi de sa nièce et de Piquillo, il s’endormit.

Tous leurs efforts pour le réveiller et le relever furent inutiles. Il balbutiait quelques mots… il faisait quelques pas à peine et retombait dans son sommeil.

— Ah ! s’écria Piquillo ! c’est ce vin étranger… ce