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piquillo alliaga.

n’avait pas encore tout à fait achevé de tracer ces mots :

« Au nom du saint-office, nous, grand inquisiteur Bernard y Royas de Sandoval… »

— Ah ! se dit Escobar à part lui, j’ai parlé trop tôt.

— Mon propre neveu ! s’écria Sandoval ; le fils du ministre, le duc d’Uzède !

— Lui-même.

— Et comment le savez-vous ?

— Comment je le sais ? reprit le bon père en prenant lui-même le sceau du saint-office, qui était placé sur la table, et en le mettant sous la main de Sandoval ; comment je le sais ! Le révérend père Jérôme et moi le tenons des coupables eux-mêmes. C’est nous qui dirigeons leur conscience.

— Et ils vous ont avoué tous ces détails ?

— À nous-mêmes, répondit Escobar en cherchant Un morceau de cire verte qu’il avait aperçu sur le bureau et qu’il plaçait également à la portée de Sandoval ; c’est à nous qu’ils se sont adressés dans leur effroi pour réclamer nos conseils.

— Et qui prouvera aux autres comme à moi la vérité de ces faits ? qui en prendra sur lui la responsabilité ?

— Le père Jérôme, qui pense à tout, avait bien prévu cette judicieuse observation de Votre Excellence, car j’ai là sur moi le récit, que je viens de vous faire, écrit en entier de sa main ; je suis également prêt à l’attester et à le signer.

— En vérité ! s’écria l’inquisiteur avec joie.

— À l’instant même et sur ce bureau… mais pardon, j’empêche Votre Excellence de mettre la cire et d’apposer le sceau du saint-office à ce papier qu’elle vient de signer. Faites, monseigneur, ajouta-t-il en se reculant d’un pas, d’un air humble et doucereux, que je ne vous dérange point. Rien ne presse, j’écrirai après vous.

Le grand inquisiteur tendit alors le parchemin signé, scellé et en bonne forme à Escobar, qui, à son tour, se hâta de parapher son nom à côté de celui du père Jérôme, au bas de la terrible déclaration qui justifiait pleinement le duc de Lerma et son frère l’inquisiteur, mais qui perdait, sans rémission, le duc d’Uzède et la comtesse d’Altamira.

— Personne, excepté moi, n’a connaissance de ces faits ?

— Non, Excellence.

— Je suis le premier à qui vous en ayez parlé ?

— Je voulais, n’ayant pu pénétrer jusqu’au duc de Lerma et craignant de ne pas être admis devant vous, je voulais d’abord confier ce secret à un des vôtres, à votre âme damnée, à celui qui vous doit tout.

— Qui donc ?

— Frey Alliaga, confesseur du roi.

— Malheureux ! qu’alliez-vous faire ?

— Ce qui m’en a empêché, c’est qu’il m’a déclaré qu’il vous détestait, vous et le duc de Lerma et qu’il avait juré de vous renverser.

— Il vous a dit cela ?

— Je n’en ai pas cru un mot… mais c’est égal…

— Il vous a dit vrai.

— Ce n’est pas possible.

— Il vous a dit la vérité, l’exacte vérité.

— Alors il m’a bien trompé ! s’écria Escobar avec naïveté et pourtant d’un air un peu humilié. C’est un homme bien dangereux et bien adroit.

— À qui le dites-vous ! On ne peut jamais connaître au juste les desseins qu’il médite ou les motifs qui le font agir.

— Le moyen, en effet, de savoir sur quoi compter, s’il pousse la dissimulation jusqu’à dire parfois ce qu’il pense !

— Il s’était d’abord et de lui-même montré tout dévoué à nos intérêts, poursuivit le grand inquisiteur, il nous a même rendu d’immenses services, l’ingrat ! et maintenant il a juré notre perte.

— La nôtre aussi, répondit Escobar en levant les yeux au ciel avec une sainte indignation.

— C’est notre ennemi commun, ennemi d’autant plus redoutable que c’est nous qui l’avons placé auprès du roi.

— La main qui l’a élevé ne peut-elle pas le renverser ?

— Nous y tâcherons du moins, dit Sandoval avec un soupir.

— Et si nous pouvons vous y aider, répondit Escobar, comptez sur notre zèle et sur notre loyauté.

— J’y compte, mon père.

— Et vous faites bien, Excellence, car nous lui portons une haine implacable et vivace.

— Tels sont aussi nos sentiments.

— Qu’ils nous réunissent alors en une sainte ligue contre l’ennemi commun.

— C’est notre intérêt et le ciel qui le veulent.

— La volonté de Dieu soit faite !

Saint Dominique et Loyola se touchèrent dans la main, et la ruine de Piquillo fut jurée.


LXX.

don augustin de mexia.

Revenons à l’hôtellerie où nous avons laissé Piquillo et le général don Augustin de Mexia, au moment où la populace se précipitait dans la cour, poussant des cris de mort, armée de torches et menaçant d’incendier la grange où les prisonniers maures avaient été enfermés.

Au seul mot d’incendie, l’hôtelier sortit tout tremblant non pour les prisonniers, mais pour la récolte que renfermaient ses greniers, et pendant qu’il déployait toute son éloquence pour calmer et désarmer la foule, composée en grande partie de ses voisins et de ses amis, don Augustin de Mexia ouvrit la fenêtre qui donnait sur la cour, et aperçut le malheureux sergent et ses huit hommes rangés en bataille devant la grange.

— Sergent, lui cria-t-il, emmenez vos prisonniers, et s’il vous en manque un seul, vous en répondez sur votre tête. En avant, marche.

Après cet ordre, donné avec la même tranquillité que s’il avait assisté à une revue, le général referma la fenêtre, et revenant se rasseoir :

— Mille pardons, mon révérend, d’avoir quitté la