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piquillo alliaga.

priviléges et le droit d’ambassade furent respectés[1].

L’expulsion des Maures n’avait donc pas produit, sous le rapport financier, les résultats qu’on en avait espérés. Il n’y avait de positif et de réel jusqu’alors que l’odieux d’une pareille mesure et la réprobation universelle qu’elle avait causée.

Le grand inquisiteur, désappointé et furieux, venait en outre de recevoir de terribles nouvelles. Le cri général qui s’élevait contre lui et contre le duc de Lerma, au sujet de l’empoisonnement de la reine, prenait chaque jour de nouvelles forces ; au bruit de pareilles clameurs, il n’y avait pas moyen de fermer plus longtemps l’oreille. D’ailleurs, les lettres qu’il recevait de toutes parts, et de la cour de Rome et du duc de Lerma lui-même, ne lui permettaient plus d’ignorer le crime dont la voix publique les accusait tous deux. On leur disait, on leur écrivait :

— Justifiez-vous. Prouvez votre innocence.

Mais comment se justifier ?.. Comment donner des preuves authentiques et évidentes ? Où les trouver ? À qui les demander ? Le grand inquisiteur et le ministre ne savaient quel parti prendre, et cependant ils comprenaient tous les deux la nécessité d’une grande manifestation et d’un appel à la nation espagnole ; sans cela ils étaient perdus, et malgré le roi, qu’ils tenaient en tutelle, malgré leur autorité toujours croissante, l’opinion publique, plus puissante qu’eux encore, finirait par les renverser.

Le grand inquisiteur était dans cette disposition d’esprit et en proie à toutes ces inquiétudes, lorsqu’il reçut au Val-Paraiso un billet ainsi conçu :

« Si Votre Excellence veut connaitre un secret qui intéresse au plus haut point la sureté de l’État, celle du grand inquisiteur et celle du cardinal-duc, elle est suppliée de vouloir bien accorder quelques instants d’audience à l’ami dévoué qui a tracé ce billet, et qui attend avec impatience la réponse. »

— Un ami dévoué ! s’écria Sandoval ; qu’il entre ! qu’il entre !

La porte du cabinet s’ouvrit, et le grand inquisiteur vit paraitre devant lui le prieur de la Compagnie de Jésus.

— Vous ici, frère Escobar, vous !

— Moi-même, monseigneur.

— Ce billet n’est donc pas de votre main ? dit Sandoval avec ironie, car il me parlait d’un ami dévoué.

— C’est comme tel que je viens.

— Ou plutôt comme suppliant, car je sais ce qui vous amène mais il n’est plus temps.

Sandoval, prenant alors un parchemin jeté sur sa table au milieu de beaucoup d’autres papiers, ajouta en souriant, autant qu’un inquisiteur peut sourire :

— Vous voyez que je m’occupais de vous, seigneur Escobar, et je ne suis pas le seul. Il a été question dernièrement au conseil du roi des révérends pères de la Compagnie de Jésus.

— Je le sais, monseigneur.

— Notre bien-aimé neveu, le duc d’Uzède, a été chargé de faire un rapport sur votre congrégation, sur sa morale et sur ses principes ; ce rapport est fait et très-bien fait.

— Monseigneur le duc d’Uzède a tant d’esprit !

— Il n’en manque pas.

— Il a de qui tenir.

— Ce rapport est clair, précis, véridique, en un mot foudroyant pour vous. Il conclut à l’expulsion immédiate de votre ordre en vous permettant de vous retirer où vous le jugerez convenable.

— Monseigneur le duc d’Uzède est bien bon.

— Ces conclusions ont été adoptées par le duc de Lerma, qui m’a envoyé ce rapport signé de lui ; il va l’être par moi et envoyé à Sa Majesté, dont le consentement et la signature sont probables.

— C’est-à-dire certains ! le roi signera sans lire !

— C’est assez son ordinaire, et dans quelques minutes, continua Sandoval (en préparant un cachet et de la cire devant une bougie qui brûlait tout allumée sur son bureau de travail), dans quelques minutes cette dépêche sera partie.

— Non, monseigneur, dit froidement Escobar, elle ne partira pas.

Le grand inquisiteur le regarda d’un air étonné, comme doutant de ce qu’il venait d’entendre. Puis il s’écria en fronçant le sourcil :

— Qu’est-ce à dire, seigneur Escobar ?

— Que Votre Excellence est comme le duc d’Uzède son neveu ; elle a trop d’esprit pour renvoyer du royaume des gens qui peuvent seuls, dans ce moment, sauver son honneur et celui du duc de Lerma, prouver votre innocence à tous deux et affermir à jamais votre pouvoir.

— Parlez, s’écria vivement Sandoval, dont les yeux : brillaient de joie, parlez, mon père.

— Cela m’est impossible tant que j’aurai là devant les yeux cet objet qui me trouble et me fait perdre la suite de mes idées.

Il montrait du doigt le parchemin.

— Je comprends bien, dit l’inquisiteur d’un air défiant ; mais il me faut avant tout des preuves authentiques, des preuves que je puisse publier, imprimer et répandre dans toute l’Espagne.

— C’est ainsi que je l’entends : la preuve évidente que ni vous ni le duc de Lerma n’êtes auteur ni complice de l’empoisonnement de la reine.

— C’est la vérité, je l’atteste.

— Je le sais, monseigneur.

— Mais comment le prouverez-vous ?

— D’un seul mot.

— Et lequel ?

— En nommant les vrais coupables ; en racontant, en attestant, en signant, s’il le faut, la relation exacte et véridique des faits, tels qu’ils se sont passés dans les plus petits détails et dans leur moindre circonstance.

— Je vous écoute. Parlez mon père.

— Je vous ai dit, monseigneur, ce qui jetait du trouble et de l’obscurité dans mes idées.

Le grand inquisiteur prit le rapport et l’approcha de la bougie. Le feu y prit, et pendant que la flamme le consumait :

— Je commence à y voir plus clair, dit Escobar d’une voix pateline ; cela dissipe déjà bien des nuages

  1. Lettres du chevalier Cottington au premier lord de la trésorerie.