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piquillo alliaga.

Piquillo, s’adressant au chef des alguazils, lui dit d’un ton d’autorité :

— Déliez cet homme.

— Mais, monseigneur… le texte de l’édit le condamne à la peine de mort, pour les quarante ducats qu’il voulait nous dérober.

— Vous allez les lui rendre… l’édit permet à ces pauvres gens d’emporter avec eux ce qui leur est nécessaire pour les besoins de la route.

— Mais, monseigneur, j’ai des ordres exprès.

— De qui ?

— De Son Éminence le cardinal-duc et du grand inquisiteur.

— Et moi, j’ai des ordres du roi… du roi lui-même ! Lisez plutôt.

Piquillo tira de sa poche un parchemin scellé du sceau royal et signé de la main de Philippe III ; il portait ces mots :

« Vous aurez pour agréable de vous conformer à ce que vous ordonnera, de ma part, le digne frère Luis Alliaga, notre révéré confesseur. Car tel est notre bon plaisir.

moi, le roi. »

— C’est différent, dit l’alguazil avec respect ; qu’ordonnez-vous ?

— Que ces malheureux soient tous déliés et marchent en liberté.

Puis, s’adressant à un des cavaliers de sa suite :

— Prenez dans la poche à droite de la voiture un sac de doublons.

Le cavalier obéit, et Piquillo se mit à distribuer ces pièces d’or aux pauvres prisonniers, sans oublier Alhamar-Abouhadjad, à qui il donna double part.

— Mais, monseigneur, s’écria le chef des alguazils, le texte de l’édit défend aux Maures d’emporter de l’or…

— Qui leur appartienne !.. mais celui-ci n’est pas à eux, il est au roi. Forcé, dans l’intérèt de la religion, de sanctionner le décret de bannissement, il a voulu du moins en adoucir la rigueur, et c’est pour cela qu’il m’envoie. Quel est votre nom, monsieur l’alguazil ?

— Cardenio de la Tromba.

— Seigneur Cardenio de la Tromba, je vous confie ces braves gens ; vous les conduirez à petites journées et avec tous les égards possibles jusqu’à Valence, où je serai avant vous. Si cependant, ce qui est possible, je n’étais pas encore arrivé, ils logeront dans le palais de Delascar d’Albérique, où ils attendront mon retour. Tel est l’ordre du roi. Si d’ici là on s’avisait de les dépouiller ou de les maltraiter encore, c’est à vous que je m’en prendrais.

L’alguazil s’inclina avec respect, et les Maures, étendant vers Piquillo leurs mains qu’on venait de délier, laissèrent éclater les transports de leur joie et de leur reconnaissance, pendant qu’Alhamar-Abouhadjad répétait avec émotion : « Oui, frère, frère toujours ! Adieu, monseigneur, nous nous retrouverons. » Quant à Gongarello, il n’était pas encore revenu de sa stupeur. En entendant la voix de Piquillo, il avait cru que c’était un nouveau compagnon d’infortune qui leur arrivait, et que son ancien ami venait, prisonnier comme eux, partager leur exil et leur misère ; mais quand il entendit le jeune moine parler en maître et commander au nom du roi, quand il vit avec quelle obéissance, avec quel respect ses ordres étaient exécutés, quand il se vit de nouveau préservé de la mort par la bienheureuse intercession de Piquillo, il le regarda décidément comme son bon ange et se jeta à ses pieds,

— Relève-toi, lui dit Piquillo, et suis-moi ; je t’emmène.

— Comment, monseigneur, dit l’alguazil étonné, ce prisonnier qui a été remis à ma garde, vous l’emmenez ! Et en quelle qualité ?

— En qualité de barbier. Il m’en faut un, et pourvu qu’il soit rendu à Valence, peu vous importe qu’il y arrive à pied ou en voiture. Il y sera, je vous en réponds.

— Mais cependant, monseigneur, dit l’alguazil en insistant.

— Tel est l’ordre du roi, monsieur, répliqua gravement Piquillo.

À cet argument, il n’y avait pas de réponse, et l’alguazil s’inclina de nouveau en signe d’obéissance.

Luis Alliaga remonta en voiture, fit placer à côté de lui le barbier, salua d’un geste et d’un sourire affectueux les Maures, qui se remirent en marche, et l’escorte du jeune moine partit au grand galop. Gongarello, encore étourdi de tout ce qui venait de se passer, regardait d’un air effaré son compagnon de voyage.

— Où suis-je ? demanda-t-il.

— Près d’un ami.

— Oui, vous avez toujours été mon sauveur.

— N’as-tu pas été le mien ? oublies-tu l’hospitalité que j’ai reçue à Alcala dans la boutique du barbier ?

— Et ce beau carrosse !

— Et ta carriole ! Nous sommes quittes !

— Ah ! dit le barbier, en contemplant la riche voiture aux coussins moelleux, aux larges galons et aux crépines d’or, c’est moi qui vous dois du retour, sans compter la vie par-dessus le marché, Tout cela est donc à vous ?

— Non, c’est au roi.

Et la surprise du barbier redoubla quand il apprit qu’il était monté dans le carrosse du roi ; il n’en fut pas plus fier et voulut se jeter aux pieds d’Alliaga, qui le releva, le serra contre son cœur, et pour la première fois peut-être la royale voiture vit de franches poignées de main et de loyales étreintes.

Le soir même on arriva à une riche hôtellerie. Au nom seul de frère Luis Alliaga, confesseur de Sa Majesté, maîtres et valets couraient, s’empressaient et se prosternaient avec une humilité et un respect qui ne se trouvent qu’en Espagne, et qui jetaient Gongarello dans de nouveaux étonnements. Lui-même, sans pouvoir s’en défendre, se sentait gagner peu à peu par ce respect général ; il avait oublié Piquillo le bohémien, page et serviteur du bandit Juan-Baptista ; il ne voyait plus que le haut dignitaire de l’Église, le confident du prince, le possesseur de tous les secrets d’État et presque le confesseur de la monarchie espagnole.

Aussi, quand Alliaga lui fit signe de se placer à côté de lui à table, il osait à peine s’asseoir sur l’extrême bord de son fauteuil, il déployait sa serviette en silence. Alliaga le regarda en souriant et dit à son convive :

— Par saint Jacques, je crois que tu n’oses pas avoir faim.