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piquillo alliaga.

rien à dire dès que c’est vous et la comtesse Altamira qui rompez les premiers notre alliance, dès que chacun de nous est dégagé de son amitié et de ses serments, et reste libre d’agir à sa manière.

— Eh ! certainement, s’écria d’Uzède avec joie et d’un air affectueux ; défendez-vous de votre mieux… j’en serai enchanté ! Tirez-vous de là si vous le pouvez… je ne m’y oppose pas, au contraire ! si je peux vous y aider sans me compromettre… vous me trouverez toujours…

— Trop de bontés, monseigneur, trop de bontés, répéta Escobar en s’inclinant. Nous ne vous en demandions pas tant… Comme disait madame la comtesse, que je viens de quitter : chacun pour soi et Dieu pour tous !

Le révérend père salua de nouveau et quitta le duc, étonné et ravi d’en être quitte à si bon marché.

Il entra dans son cabinet pour faire son rapport, pendant que le bon moine courait chez le cardinal-duc. Il ne fut pas reçu.

Il eut beau insister, répéter qu’il venait rendre au ministre un signalé service, le duc de Lerma se dit sans doute en lui-même : Timeo Danaos et dona ferentes, car il refusa obstinément de l’entendre, non plus que Jérôme, et sa porte fut rigoureusement défendue à tous les pères de la Compagnie de Jésus. Il connaissait leur adresse, et résolu à frapper un grand coup, et décidé à prononcer à tout prix leur expulsion, il ne voulait point s’exposer à se laisser désarmer ou séduire par leurs promesses insidieuses, leurs protestations de dévouement ou leurs offres de service.

Repoussés de ce côté, les bons pères ne savaient plus à quel saint se vouer. Ils n’auraient osé s’adresser à frère Luis Alliaga, leur ancien élève. D’ailleurs Alliaga n’était plus à Madrid, il était parti pour l’Andalousie avec une mission de Sa Majesté. Enfin Jérôme ne pouvait avoir audience du roi et parvenir jusqu’à lui que par le duc d’Uzède ou la comtesse d’Altamira, et tous deux étaient devenus ses ennemis. La position était critique et le danger était pressant ; la Société de Jésus se voyait perdue et n’avait plus d’espoir, mais elle avait Escobar, et celui-ci, dont le génie grandissait avec les périls, jura de sauver son ordre si on le laissait faire.

Le père Jérôme lui donna carte blanche et de plus sa bénédiction.

Escobar partit.


LXVI.

escobar et alliaga.

Le roi n’avait voulu s’en rapporter à personne qu’à Luis Alliaga du soin de ramener à Madrid la duchesse de Santarem. Craignant le mauvais vouloir ou le fanatisme de Ribeira et de tous ceux qui étaient placés sous ses ordres, il avait donné les pouvoirs les plus étendus à son confesseur, qui était homme à s’en servir.

Dès que le vaisseau envoyé par le vice-roi aurait ramené à Valence Aïxa et les siens, ceux-ci devaient être remis à Alliaga et confiés à sa garde exclusive. C’était alors qu’il devait faire part à sa sœur des projets du roi, les appuyer de tout son pouvoir et les lui montrer comme les seuls moyens de rappeler un jour de l’exil leur nation.

Mais quelque grande qu’eût été la diligence du vice-roi, quelque rapide qu’eût été la marche du bâtiment envoyé par lui, Aïxa et son père avaient plusieurs jours d’avance, peut-être même étaient-ils déjà débarqués en Afrique, et à supposer qu’il ne survint aucun contre-temps, aucun vent contraire, dix ou douze jours devaient au moins s’écouler avant leur retour.

Frère Luis Alliaga voyageait dans un carrosse aux armes du roi ; il était seul, mais deux postillons conduisaient quatre mules vigoureuses, richement harnachées. Des cavaliers armés précédaient ou suivaient sa voiture, et d’autres se tenaient constamment aux deux portières du carrosse.

— Est-ce bien moi ? est-ce le pauvre Piquillo ? se disait-il en voyant cette pompe royale et en traversant en si brillant équipage les plaines que naguère encore il avait traversées à pied, fugitif et se cachant sous des haillons pour échapper aux poursuites des alguazils et aux embûches de Juan-Baptista.

Comme en peu de temps son sort avait changé ! À quelle haute et bizarre fortune il avait été poussé, comme malgré lui, par les événements et par ses ennemis eux-mêmes ! Et cependant, en jetant un regard autour de lui, en descendant au fond de son cœur, Luis Alliaga était-il plus heureux que Piquillo ? Non ; ce qu’il avait gagné ne valait pas ce qu’il avait perdu. Ses richesses et ses dignités acquises ne remplaçaient point ses espérances et ses illusions anéanties.

La première fois qu’il avait parcouru les riches campagnes de Valence, il était sans ressources et à la recherche d’une famille plus qu’incertaine ; on le repoussait, on le méprisait, mais il aimait, il se croyait aimé ; l’avenir était à lui, rien ne lui semblait impossible. Aujourd’hui il était arrivé au plus haut point où puissent s’élever les désirs des hommes : la faveur du maître, la fortune, la puissance, et aucun de ses désirs à lui n’était comblé ; il lui était défendu d’aimer, et forcé de renfermer en lui-même jusqu’aux sentiments les plus doux et les plus naturels, cet homme si envié, qui déjà pouvait tout, ne pouvait parler à personne de son amour ni de son malheur !

Toutes ces idées se succédaient rapidement dans son cœur au roulement rapide de la voiture qui l’emportait à travers ces plaines jadis si animées, si peuplées, si riantes, et déjà mornes et désertes.

On n’apercevait plus le laboureur au travail, on n’entendait plus les chants joyeux de l’ouvrier. Partout la solitude et le silence. Seulement, de loin en loin, une charrue abandonnée au milieu d’un sillon inachevé attestait que le maître avait été brusquement arraché à son labeur et à l’espoir de sa récolte, à jamais perdue.

Tout à coup, autour d’un grand arbre qui étendait au loin ses rameaux, Alliaga vit une cinquantaine d’hommes réunis, les premiers qu’il eût aperçus depuis quelques heures. Il baissa les glaces du carrosse et regarda : c’étaient des alguazils mêlés à quelques familiers du saint-office.