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piquillo alliaga.

pagnèrent leurs infortunés vassaux jusqu’au rivage[1]. On se doute bien que Fernand était à leur tête.

Aïxa cependant guidait les pas de son père, qui s’appuyait sur elle, et ses regards bienveillants, sa voix consolante, ranimaient le courage de ses jeunes compagnes et de ses serviteurs. Arrivés au rivage, où le capitaine Giampietri et son équipage les attendaient, ils regardèrent autour d’eux et furent surpris de ne pas voir Yézid.

— Mon fils !.. mon fils !.. dit le vieillard, où est-il ?

Pedralvi s’avança et lui dit à demi-voix :

— Ne le demandez pas, maître, ces chrétiens pourraient vous entendre.

Puis, faisant quelques pas en avant et se trouvant seul avec le vieillard et Aïxa, il leur dit :

— Cette nuit, Yézid a reçu un message de la sierra de l’Albarracin. Tous les Maures de la montagne y sont rassemblés. Ils n’ont pas voulu fuir, ils restent ; ils prétendent que, retranchés dans ces défilés et ces rochers, ils peuvent défier leurs persécuteurs et venger leurs frères ; ils ont écrit à Yézid : « Nous sommes vingt mille, mais il nous faut un chef. Nous t’attendons. »

— Il est parti ! dit le vieillard en tressaillant.

— Il a bien fait, mon père ! s’écria Aïxa ; que Dieu le guide et le protége !

— Je voulais l’accompagner, continua Pedralvi ; mais il m’a fait promettre que je vous conduirais jusqu’en Afrique, vous, mon maître, la senora Aïxa et Juanita, et puis après je reviendrai.

— Toi ?

— Oui, dès que vous serez en sûreté, je reviendrai près de Yézid pour me battre à ses côtés, et qui sait ? pour le sauver, peut-être !

D’Albérique et Aïxa pressèrent dans leurs mains celles du fidèle serviteur, puis le vieillard essuyant une larme, la dernière qu’il devait verser sur le sol d’Espagne, leva les yeux au ciel et s’écria :

— Que la volonté d’Allah soit faite !

— Allah ! Allah ! répétèrent ses serviteurs en s’élançant avec lui sur le vaisseau, qui, à l’instant même, déploya ses voiles.

Debout sur le pont du navire et agitant son écharpe légère, Aïxa, tant qu’elle put l’apercevoir, salua de loin Fernand d’Albayda, qui, immobile sur le rivage, contemplait, les yeux pleins de larmes, le vaisseau qui emportait son bonheur. Longtemps le lourd bâtiment resta en vue, puis, peu à peu, on le vit blanchir, décroître et disparaître.

Toute l’escadre s’était mise en mouvement. Ce rivage tout à l’heure si peuplé, si animé, était maintenant désert et aride… Triste coup d’œil ! sinistre emblème ! image de l’avenir de l’Espagne !

Pour obéir aux volontés de sa bien-aimée, Fernand quitta le jour même Valence afin de se rendre à Pampelune ; mais arrivé à Cuença, au moment où il se disposait à franchir l’Albarracin, il fut rejoint par un courrier venant de Madrid et porteur pour lui de dépêches du roi et du mimistre.

Que devint-il en les lisant !

On lui donnait un commandement de trois régiments destinés à réduire les Maures, qui, sous les ordres de Yézid, venaient de se révolter dans la sierra de l’Albarracin.


LXV.

la compagnie de jésus.

Le roi, après avoir reçu la visite des barons de Valence, était revenu à Madrid avec Piquillo, dont il ne pouvait plus se passer. Chaque jour le crédit du jeune confesseur s’augmentait par un double motif. Le premier, c’est qu’il ne parlait presque jamais au roi d’affaires politiques, et le second, c’est que le roi pouvait toute la journée lui parler d’Aïxa.

Un grand changement s’était opéré dans Piquillo ; jusqu’alors sans ambition, il en avait une maintenant, c’était de réparer les désastres du fatal édit qu’il n’avait pu empêcher. Il comprenait que le retour de ses frères dépendrait de son crédit et de sa puissance ; c’était donc pour eux et non pour lui qu’il fallait en acquérir.

Rendre à son roi le repos, à l’Espagne sa prospérité, aux Maures leur patrie, telle fut désormais l’unique pensée de sa vie. Jamais ambitieux ne conçut un plus noble et plus généreux complot.

Quant au roi, il ne rêvait qu’à la seule Aïxa. Il était persuadé qu’elle ne quitterait point l’Espagne ; il venait d’accorder aux principales familles maures la permission de rester dans le royaume, et nul doute que la famille d’Albérique ne profitât la première de ce privilége. Ce qui inquiétait seulement Philippe, c’était le moyen de rappeler de Valence la duchesse de Santarem et de la faire revenir à Madrid ; c’était, pendant le retour de Valladolid à Buen-Retiro, la seule question dont se préoccupât le roi. Il avait voulu que Piquillo montât près de lui dans sa voiture de voyage, et chacun d’eux, plongé dans ses réflexions, gardait depuis longtemps un profond silence, lorsque le roi, sortant de sa rêverie, demanda brusquement à son confesseur :

— Croyez-vous, mon père, qu’Aïxa aime quelqu’un ?

Piquillo, étonné, leva la tête et répondit vivement :

— Non, sire, personne !

— On m’a cependant assuré le contraire.

— On a trompé Votre Majesté.

— Ah ! dit le roi avec un sentiment de satisfaction, vous croyez qu’on m’a trompé ? On m’avait parlé de Fernand d’Albayda.

— C’est une indigne fausseté ! s’écria Alliaga avec conviction ; et cependant, à ce nom, à cette idée qui jamais ne lui était venue, il se sentit saisi d’un froid mortel.

— Vous en êtes bien sûr, mon père ?

— Oui, sire ; le prétendu amour ressemble au prétendu mariage dont on a parlé à Votre Majesté ; je l’atteste et je le prouverai.

— Comment cela ?

— Par un seul mot : c’est qu’Aïxa, ma sœur, qui

  1. Waston, t. ii, liv. ii, page 78.