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piquillo alliaga.

exposerez pas sans moi aux dangers de la traversée ; je pars demain avec vous.

— Non, Fernand, dit Aïxa en baissant les yeux, cela ne se peut pas.

— Qui m’en empêcherait ? Duchesse de Santarem, aux jours de votre prospérité, vous m’avez donné votre amour ; vous n’avez plus droit de le retirer quand vous êtes proscrite et malheureuse, car votre malheur m’appartient, et je le réclame ainsi que votre amour, ainsi que vous-même. Oui, continua-t-il avec chaleur, vous ne pouvez refuser ma main, vous devez l’accepter !

— Je ne puis cependant pas.

Fernand la regarda de désespoir.

— Pas encore, se hâta d’ajouter Aïxa.

— Et pourquoi ?

— Parce que… pour ce mariage, dit-elle avec quelque hésitation, il faut encore obtenir un autre consentement que le mien.

— Celui de votre père.

— Non, il le donnera.

— Vous lui en avez donc parlé ?

— Oui, dit la jeune fille en rougissant, à lui, à lui seul ! Mais il est un autre aveu aussi nécessaire, aussi sacré que le sien.

— Et lequel ?

— Celui de Carmen, votre fiancée.

— Elle s’est consacrée à Dieu, elle a renoncé au monde, elle m’a dégagé de ma foi.

— Mais elle ne m’a pas dégagée de ma foi, moi ! s’écria Aïxa, moi qui suis sa sœur et son amie. Elle ne m’a pas donné le droit de lui enlever son fiancé, celui qu’elle a aimé ; et tant qu’elle n’aura pas elle-même permis et approuvé cette union, je la regarderai comme une trahison envers don Juan d’Aguilar et sa fille.

Elle tendit une main au jeune homme, qui semblait consterné.

— Vous devez me comprendre, Fernand.

— Oui, oui, répondit celui-ci en baissant la tête.

— Eh bien, an lieu de quitter l’Espagne et de me suivre, ce que je vous défends, vous partirez demain pour Pampelune ; vous irez au couvent des Annonciades trouver Carmen, dont l’année de noviciat doit être près d’expirer, et vous lui direz… toute la vérité.

— Je lui dirai donc que je vous aime et que vous me l’avez permis.

— Non… c’est elle, au contraire, qui vous en donnera la permission.

— Et si elle me l’accorde…

— Vous viendrez me demander ma réponse… à moi…

— Où cela ?

— Sur la terre étrangère où je vous attendrai.

À cet espoir, à ces doux rêves d’avenir qui leur faisaient oublier le présent, les deux amants sentirent leur courage renaître. Eux seuls échappaient à l’exil ; ce n’était plus être bannis que de l’être ensemble… C’était le temps seul de la séparation qui désolait Fernand. Les journées allaient lui paraître si longues !

— Hâtez donc le départ, lui dit-elle, pour hâter le retour !

Fernand éperdu la pressa contre son cœur,

— Partez, lui dit-elle ; obéissez à votre devoir, et moi au mien. Encore quelques jours d’absence, et puis réunis pour toujours.

Le délai fatal était expiré ; l’édit allait être exécuté. Le quatrième jour, de grand matin, toutes les cloches des églises sonnaient à pleine volée, l’encens fumait dans les temples chrétiens ; l’archevêque de Valence, revêtu de ses plus riches habits pontificaux, entonnait dans la cathédrale un Te Deum solennel, et rendait grâce au ciel de la richesse de la population et de la prospérité de l’Espagne, détruites par ses soins.

En ce moment s’accomplissait cet acte immense, impolitique, cruel, qui causa dans toute l’Europe un frémissement d’horreur ; cet acte que Richelieu lui-même appelle « le plus hardi et le plus barbare conseil dont l’histoire de tous les siècles précédents fasse mention[1]. »

On voyait arriver des familles entières, de longues files de femmes, de vieillards et d’enfants, abandonnant leurs richesses et leurs foyers ; tous, les yeux pleins de larmes et le désespoir dans le cœur, saluaient d’un dernier adieu le beau ciel et les champs de Valence, où ils étaient nés, où ils avaient espéré mourir. Bientôt une foule immense et compacte s’entassa sur le rivage. Plus de cent cinquante mille Maures venant du royaume de Valence étaient rassemblés seulement sur ce point ; à droite et à gauche du rivage, les régiments de Castille étaient sous les armes, et une nombreuse artillerie, à laquelle aurait répondu celle des vaisseaux, était prête à foudroyer cette foule inoffensive, au premier mouvement de résistance vu au premier cri de révolte. On n’entendit rien que des pleurs et les sanglots des mères qui pressaient leurs enfants contre leur sein.

Un historien espagnol contemporain fait un portrait sublime de la jeunesse et de la beauté des femmes maures, se réjouissant, dans l’excès de leur fanatisme, des mauvais traitements auxquels elles étaient en proie. De farouches soldats les arrachaient du rivage et les poussaient vers les embarcations, qui presque toutes étaient des bâtiments de guerre et non de transport, et mal disposés pour cet usage ; des vieillards, des femmes et des enfants étaient entassés par milliers dans l’entre-pont des vaisseaux, au risque d’être suffoqués par le manque d’air, Toute réclamation était repoussée, toute plainte était punie. Le frère ou le mari qui osait défendre les siens ou menacer un soldat était sur-le-champ jeté à la mer. Cependant, et pour l’honneur du nom espagnol, hâtons-nous de dire que bien des cœurs généreux désavouèrent et flétrirent ces cruautés ; que jusqu’au dernier moment les barons de Valence prodiguèrent leurs consolations et leurs soins à leurs vassaux persécutés. L’édit leur abandonnait une partie des biens de ces malheureux ; loin d’user de ce droit barbare, ils permirent aux Maures, non seulement d’emporter avec eux leurs trésors, mais tous les effets qu’ils pourraient convertir en argent, et de transporter à bord des bâtiments équipés par eux leurs meubles les plus précieux et leurs manufactures. Non contents de cet acte de bonté, ou plutôt de justice, presque tous les barons accom-

  1. Mémoires du cardinal de Richelieu, tom. x, p. 234.