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piquillo alliaga.

dans leur appartement, et le capitaine restait à boire ; puis, quand il avait bu une heure ou deux, au lieu de s’aller coucher, ce qui eût été tout simple, il descendait à la cave, et en remontait, peu d’instants après, sans rapporter ni bouteille, ni broc de vin.

Ceci n’était pas naturel, et désespérant d’expliquer ce mystère par les seules forces de son intelligence, Piquillo avait plusieurs fois guetté, de loin, sur l’escalier, le capitaine. Il l’avait vu descendre à la cave, en ouvrir la porte avec une des clés qu’il portait d’ordinaire, et laisser même son trousseau de clés à cette porte. Là, ses découvertes s’étaient arrêtées, et lui aussi. Un jour seulement, et tant sa curiosité était grande, il eut l’audacieuse idée d’aller plus loin, de descendre derrière le capitaine, et de le suivre presque au fond de cette cave mystérieuse ; il avait déjà posé la main sur la clé, et allait la tourner… mais le courage lui manqua ; croyant entendre du bruit, il remonta l’escalier à la hâte, et, rentré dans son grenier, il se jeta tout tremblant sur les bottes de foin qui formaient son lit et tout son ameublement.

Depuis, il n’avait plus osé renouveler cette tentative, et probablement ce mystère en devait toujours être un pour lui, car le capitaine se préparait à quitter sous quelques jours la posada, dont la réputation, qui n’était pas des meilleures, commençait à se répandre dans le pays.

Rêvant à de nouveaux projets, dont il avait fait part à ses amis, Balseiro soupait un soir avec tous les siens, moins toutefois le lieutenant Caralo. Celui-ci était à peu près guéri de sa blessure, et son retour effrayait beaucoup le pauvre Piquillo ; mais, quoiqu’il fût en pleine convalescence, le lieutenant avait préféré rester dans sa chambre ; il avait seulement demandé qu’on lui montât trois bouteilles de vin, promettant de n’en boire qu’une. Les trois bouteilles lui avaient été apportées, et Caralo, assis devant une table, buvait lentement, et à petits coups, comme il convient à un convalescent ; mais, malgré la liqueur vermeille qui riait dans son verre, l’air sombre du lieutenant prouvait qu’il tramait, à part lui, quelques projets de vengeance.

Le capitaine et les siens buvaient à la santé de leur camarade absent, et festoyaient rudement une olla podrida splendide, dont le parfum seulement charmait les sens de Piquillo, qui, debout, derrière eux, les servait ; c’étaient son habitude et ses fonctions ordinaires.

Tout à coup on frappa rudement en dehors, à la porte de la posada.

— Seraient-ce des voyageurs ? dit le capitaine, en ce cas, ils ne valent pas la peine qu’on se dérange, car je n’ai pas entendu de voiture.

— Seraient-ce des alguazils ? se demandaient les convives entre eux, vu la réputation dont commençait à jouir la posada.

— Eh ! par saint Jean et saint Jacques, reprit le capitaine, voyons qui ce peut être, avant d’ouvrir… allez-y… non, pas toi, Piquillo… tu ne peux pas tout faire à la fois, et pendant qu’il me verse à boire, vas-y, toi, Carnego.

Carnego se leva de table, sortit, et revint un instant après, avec un petit homme à la physionomie ronde et riante, lequel tenait sous un bras une modeste valise, et de l’autre une jeune fille de quatorze ans à peu près, brune, animée et piquante, dont les couleurs redoublèrent, et dont les yeux se baissèrent à la vue d’une si nombreuse assemblée.

— C’est moi, messeigneurs, c’est un pauvre voyageur dont la carriole vient de se briser, qui vous demande l’hospitalité pour lui et pour sa nièce Juanita, qui n’est pas trop déplaisante, comme vous voyez. Saluez donc, petite fille.

Juanita salua, et Piquillo, prêt à perdre connaissance, s’appuya sur la chaise du capitaine. Il ne pouvait dire ce qui se passait en lui, à ce nom, à cette vue, car, au moment où Juanita était entrée, Piquillo l’avait reconnue. Son souvenir et celui de Pedralvi étaient trop bien gravés dans son cœur, et malgré le changement que deux ans peuvent produire, surtout sur une jeune fille, il s’était dit : C’est elle ! la voilà ! Son premier mouvement avait été de courir à sa rencontre, de lui demander des nouvelles du petit bohémien, son seul ami ; mais une crainte, une honte indéfinissables, peut-être aussi l’instinct du danger qui la menaçait… tout l’avait retenu, et il était resté, comme nous l’avons dit, debout, immobile, derrière la chaise du capitaine, lequel ne quittait pas des yeux Juanita, qui maintenant était une jeune et belle fille, et valait la peine d’être regardée.

Quant à celle-ci, elle n’avait reconnu personne et se serrait seulement avec crainte contre son oncle.

— Prenez place, seigneur voyageur, et vous, senorita, dit le capitaine de sa voix la plus douce et la plus affable, asseyez-vous à côté de ces nobles cavaliers, qui, comme vous, m’ont fait l’honneur de venir souper et coucher dans cette posada. Allons, deux couverts de plus ! Oserais-je vous demander, continua-t-il en s’adressant à son nouvel hôte, qui j’ai l’honneur de recevoir, si toutefois il n’y a pas d’indiscrétion à vous adresser cette question ?

— Aucune, seigneur hôtelier. Je parle avec plaisir et facilité… Je suis barbier, jouissant, j’ose le dire, de quelque réputation parmi ceux qui ont manié la savonnette et le rasoir ; aussi, malgré l’envie qu’ils me portent, mes confrères me reconnaissent eux-mêmes pour le premier de Pampelune, Aben-Abou, dit Gongarello, dont il n’est pas que vous n’ayez entendu parler.

Le capitaine et les assistants firent un signe de tête affirmatif.

Gongarello y répondit par une salutation gracieuse, avala un verre de vin, et reprit avec volubilité :

— Imaginez-vous, messeigneurs, qu’il y à deux ans, le jour de l’entrée du roi à Pampeluue, il y eut, en faveur des fueros, une espèce d’émeute à laquelle personne n’a jamais rien compris, pas même ceux qui l’avaient inventée, et si vous vous étiez trouvés comme moi dans la foule…

— Nous y étions, dit le capitaine, en relevant sa moustache !

Le barbier lui fit une nouvelle salutation affectueuse, et continua :

— L’hôtelier Ginès Perès, un des fuéristes les plus