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piquillo alliaga.

pulation ; que les Maures, au contraire, ne suivaient point la carrière des armes et n’émigraient jamais ; qu’il n’y avait parmi eux ni moines ni monastères ; qu’aussi leur population doublait-elle tous les dix ans ; qu’elle s’élevait dans ce moment à plus de deux millions de fidèles sujets du roi d’Espagne, lesquels cultivaient les trois quarts des terres de l’Andalousie, des deux Castilles, des royaumes de Grenade, de Murcie et même de la Catalogne ; que les Maures avaient construit des routes, creusé des canaux, amélioré le lit des fleuves et uni toutes les villes d’Espagne par des relations commerciales ; que Valence, Malaga, Barcelone et Cadix, ports de mer par où s’écoulaient les riches produits de l’industrie musulmane, rapportaient au roi d’immenses impôts, auxquels il faudrait renoncer ; que les villes manufacturières allaient être dépeuplées, les campagnes les plus fertiles désertes et incultes ; et qu’enfin l’expulsion des Maures allait tarir toutes les sources de la prospérité nationale.

D’Albérique termina ce simple exposé par ces mots : Voilà ce que rapportait l’Espagne.

— Le duc le savait bien.

— Et voici ce qu’elle rapportera. Il lui remit alors une série de chiffres, que le duc parcourut d’un œil effrayé.

Jusque-là Sandoval et Ribeira ne lui avaient parlé que du triomphe de la foi, de la volonté du ciel, des bénédictions de la chrétienté. D’Albérique lui présentait la question sous une autre face, et il faut dire, à la honte du ministre, qu’il ne lui était jamais arrivé de l’envisager ainsi. Lui, si prodigue et si fastueux ; lui qui trouvait que les revenus d’Espagne suffisaient à peine à ses caprices, ne pouvait penser sans frémir que ces revenus allaient être diminués de plus d’un tiers. Il faut dire aussi, et d’Albérique le savait bien, que chez le duc l’amour des richesses égalait son ambition. Ce n’était pas qu’il fût avare, ses coffres étaient toujours vides ; il aimait l’or, non pour l’amasser, mais pour le jeter à pleines mains.

Il restait donc pensif et silencieux devant la perspective effrayante que d’Albérique avait eu l’habileté de mettre sous ses yeux. Celui-ci le laissa quelque temps livré à ses réflexions, puis il continua d’une voix calme :

— On assure que les conseillers de la couronne sont tous d’avis de signer l’édit de bannissement, mais Votre Excellence ne voudra pas que sous son administration, je dirai plus, sous son règne, on prenne une mesure qui doit à jamais ruiner le royaume ; vous ne voudrez pas que ce soit du duc de Lerma que date la décadence de l’Espagne !..

Le duc tressaillit, et d’Albérique, dont les yeux étaient fixés sur les siens, poursuivit avec chaleur :

— Au contraire, vous voudrez que, par vous, elle devienne plus florissante que jamais ; que par vous, elle augmente ses finances, ses armées et ses flottes ; et cela dépend d’un seul mot.

— Vous connaissez ce secret ? dit le duc en souriant.

— Je viens l’offrir à Votre Excellence, sans qu’il lui en coûte rien.

— Et que faut-il faire pour cela ? continua le ministre du même ton.

— Ne rien faire, monseigneur, absolument rien ! Laisser les choses comme elles sont.

Le duc rapprocha involontairement son fauteuil de celui de d’Albérique. Le vieillard ne perdant point de vue le ministre, dont les yeux restaient baissés, continua d’une voix calme et lente :

— Si l’on renonce à l’édit que l’on médite, les Maures, dont les premières familles et les principaux chefs m’ont chargé de venir trouver Votre Excellence, les Maures consentent à ce que l’on augmente d’un quart les impôts de toutes sortes qu’ils paient déjà.

Le duc leva la tête et redoubla d’attention.

— Comme on les accuse de n’être point sujets du roi, ils demandent à le servir et s’engagent à tenir toujours au complet douze régiments qui, sur tous les champs de bataille, verseront leur sang pour l’Espagne. Comme on les accuse d’entretenir des intelligences secrètes avec les puissances Barbaresques, ils promettent d’équiper une flotte qui protégera continuellement le commerce et les côtes du royaume. Comme on les accuse de haïr les catholiques et d’être leurs ennemis, ils offrent de racheter tous les chrétiens captifs en Barbarie[1].

Le duc étonné fit un mouvement pour parler.

— Attendez, dit d’Albérique, des vaisseaux et des soldats ne suffisent pas quand les coffres de l’État sont vides, et pour les remplir nous proposons d’y verser immédiatement douze millions de réaux[2].

— En vérité ! dit le duc, étourdi de tout ce qu’il entendait. Vous êtes donc bien riches ! vous autres Maures ?

— J’ai tant de confiance en Votre Excellence, répondit froidement d’Albérique, que je lui avouerai franchement la vérité. Nous pourrions réunir d’immenses capitaux ; et si nous les retirions de l’Espagne, pour les emporter avec nous en France, en Angleterre et en Hollande…

— J’entends ! j’entends ! dit vivement le duc ; des nations rivales ou ennemies qui s’enrichiraient de tous les trésors…

— Dont s’appauvrirait l’Espagne !.. dit d’Albérique en achevant sa phrase. Mesure tellement impolitique, qu’elle suffirait pour ternir à jamais le gouvernement le plus glorieux et le plus habile jusqu’alors.

— C’est vrai, se dit le duc en lui-même en se mordant les lèvres. Et il se leva avec agitation.

— Que Votre Excellence veuille bien attendre encore un instant, s’écria d’Albérique, je n’ai pas fini.

— Qu’est-ce donc ? dit le duc avec un vif sentiment de curiosité.

— Je n’ai parlé jusqu’ici qu’au nom de mes frères, poursuivit le vieillard ; mais moi, qui suis plus riche qu’eux tous, je n’entends point me laisser surpasser par eux. Je suis né sur le sol d’Espagne, je tiens à y mourir. À mon âge, monseigneur, on doit s’occuper de son tombeau, et je veux que le mien soit à ma guise, dût-il m’en coûter cher.

— Ce sera donc, dit le duc avec intérêt, un monument magnifique ?

  1. Toutes ces propositions furent faites par les Maures. — Lettres manuscrites de Cottington en possession de lord Hardwick. — Et Mémoires du temps.
  2. Fonseca.