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piquillo alliaga.

que soient les rigueurs que le sort nous réserve, je te remercie, à mon Dieu, de la joie que tu m’envoies en ce moment ! Nous voici donc tous réunis, dit-il, en les regardant avec tendresse ; je vous vois tous les trois près de moi, je vous presse tous les trois sur mon cœur. C’était là mon seul vœu, et maintenant qu’il est comblé, que le Dieu d’Ismaël rappelle à lui son serviteur !

Il les embrassa de nouveau et leur demanda :

— Où alliez-vous ainsi ?

— Près de vous… à Valence.

— C’est maintenant mon seul refuge, dit Aïxa.

Les deux frères racontèrent au vieillard les dangers, d’Aïxa et son dévouement. À mesure qu’ils parlaient, d’Albérique tremblait d’étonnement et d’effroi.

— Est-il possible, s’écria-t-il avec une sainte indignation. T’immoler pour moi et pour nous ! Qui t’en avait donné le droit ? qui te l’avait permis ?

— Vous, mon père ! vous ! dit-elle en retirant de son sein sa lettre, qu’elle lui montra.

— Oui, répondit le vieillard, j’ai dit qu’il fallait sacrifier pour ses frères les biens les plus précieux, la fortune et la vie, et je suis prêt à le faire. Mais l’honneur de ma fille, mais notre honneur à nous, est un bien dont nous ne pouvons pas disposer. Nous devons le rendre intact comme nous l’avons reçu. Oui, continua-t-il avec chaleur et en levant les yeux au ciel, nos existences et nos biens sont au roi, mais notre honneur est à Dieu !..

Aïxa était tombée à ses genoux qu’elle embrassait.

— Lève-toi, lui dit-il, lève-toi, mon enfant bien-aimée, j’espère qu’il ne nous en coûtera pas si cher. À moins qu’un esprit d’erreur et de vertige n’ait frappé notre souverain et ses ministres, ils accepteront les offres que je vais leur faire.

— Et s’ils refusent ? s’écria Yézid.

— Il faudra bien, répondit le vieillard, abandonner notre patrie, partir pour l’exil, et aller mourir sur le sol étranger.

— Il y a encore un autre parti, dit Yézid d’un air sombre.

— Et lequel ?

— Défendre cette patrie les armes à la main, et y mourir, si l’on n’y peut vivre.

— Non, non, s’écria le vieillard, espérons encore… mais hâtons-nous, les moments sont précieux. Si ce fatal édit était signé, tous nos efforts seraient inutiles.

Aïxa tressaillit, et Yézid secoua la tête d’un air de doute ; Piquillo seul partageait les espérances du vieillard.

— Je vous accompagnerai, s’écria-t-il ; il faudra bien que le duc de Lerma vous entende !

— C’est là le plus difficile, dit d’Albérique ; on prétend qu’il est presque impossible d’arriver jusqu’à lui, pour nous autres du moins.

— Je vous conduirai moi-même, et il vous recevra, je vous en réponds.

Il fut donc convenu que Aïxa et Yézid continueraient leur route pour Valence et que Piquillo reviendrait le matin même à Madrid avec le vieillard.

Quelques _heures après, Delascar et Piquillo descendaient à l’hôtel de Santarem, que Aïxa avait mis à la disposition de son père ; et à peine celui-ci eut-il pris le temps de se reposer, qu’il s’achemina avec son fils vers le palais du duc de Lerma.


LXI.

delascar d’albérique.

Jamais foule plus nombreuse n’avait encombré les appartements du ministre. Le duc était parvenu au plus haut point de fortune et de grandeur où puisse s’élever un sujet.

Le roi n’était plus rien dans l’État ; le ministre était roi ! Depuis les plus importantes fonctions jusqu’aux plus petits emplois, tout était dans sa main. Les titres, les honneurs, la faveur ou la disgrâce, tout dépendait de lui ; aussi ce n’était plus chez le roi, c’était chez le duc de Lerma que se tenait la cour. Les rangs des courtisans et des solliciteurs étaient serrés, et jamais, comme il le disait bien, Delascar d’Albérique n’eût pu se frayer un passage. Mais à la vue de frey Luis Alliaga, confesseur du roi, la foule s’ouvrit, les huissiers s’inclinèrent, et ils parvinrent jusqu’à la porte même du duc.

— Faut-il que j’entre avec vous, mon père ?

— Non… il y a quelques-unes de mes paroles qui ne doivent être entendues que de lui seul. La présence d’un tiers en empêcherait l’effet. Au sortir de l’audience, je te dirai ce qui se sera passé.

— Bien ; je vous attendrai à l’hôtel de Santarem.

Puis s’adressant à l’huissier, il lui dit :

— Annoncez à Son Excellence le seigneur don Albérique Delascar.

À ce nom, à ce titre surtout, qui rappelait l’ancienne protection de la reine, le ministre se leva surpris d’une visite aussi imprévue, visite qui, dans les circonstances actuelles, l’embarrassait beaucoup, et qu’il ne pouvait s’expliquer.

— Vous à Madrid, seigneur Albérique !

— J’arrive à l’instant même, Excellence.

Sachant que les instants d’un ministre sont comptés, surtout quand il reçoit malgré lui, d’Albérique se hâta d’arriver au fait.

— Je viens, monseigneur, au nom des Maures d’Espagne, vous parler…

— De leurs intérêts, dit le duc.

— Non, monseigneur, des vôtres.

Le duc le regarda d’un air étonné, et en même temps ne put s’empêcher d’admirer les beaux cheveux blancs et la tête noble et calme du vieillard. Celui-ci continua :

— Votre Excellence est accablée de tant d’occupations ou entourée de tant de gens qui ont intérêt à lui cacher la vérité, qu’il lui semblera peut-être nouveau et utile de la connaître ; je veux lui rendre ce service si elle veut bien me le permettre.

Déroulant alors une petite note qui ne contenait que des faits et des chiffres, il lui démontra que l’agriculture, l’industrie et tout le commerce du royaume étaient entre les mains des Maures ; que l’Espagne s’était affaiblie par la guerre et surtout par ses colonies d’Amérique, qui lui avaient enlevé le tiers de la po-