Page:Scribe - Piquillo Alliaga, ou Les Maures sous Philippe III, 1857.djvu/286

Cette page a été validée par deux contributeurs.
280
piquillo alliaga.

ses bras une jeune femme ! Il est vrai que la nuit était sombre et qu’il était tard. D’ailleurs il n’y avait pas d’autre parti à prendre.

On pouvait venir du palais et lui enlever Aïxa, la ramener dans l’appartement du roi. Tout autre danger lui paraissait moins terrible que celui-là ; il n’hésita plus ; il ouvrit la porte secrète qui donnait sur la rue, la referma, et fit quelques pas en avant.

Il se trouvait dans une petite place peu fréquentée le jour, et ordinairement déserte à une pareille heure.

Il regarda autour de lui et aperçut avec autant de surprise que d’effroi deux hommes enveloppés de manteaux noirs, qui avaient l’air de veiller et d’attendre. Ils étaient placés aux deux extrémités de la place, et leurs yeux semblaient fixés sur la petite porte du palais. C’étaient sans doute les deux hommes qui avaient suivi Aïxa.

À la vue de Piquillo, ils s’avancèrent rapidement vers lui.

— Tout est perdu, se dit Alliaga ; je n’ai plus d’espoir !

Les deux hommes jetèrent un coup d’œil rapide sur Aïxa et sur le jeune moine, qu’ils semblèrent reconnaître. Ils tressaillirent. Puis l’un d’eux s’approchant, dit à voix basse :

— Dieu soit loué, frère ! C’est vous qui nous aurez tous sauvés.

Alliaga, interdit, n’osait interroger le protecteur inconnu que le ciel lui envoyait. Celui-ci continua rapidement et à demi-voix :

— Que faut-il faire ? Disposez de nous.

— M’aider à porter cette jeune dame, dit Alliaga.

L’inconnu donna un coup de sifflet, et plusieurs spadassins également couverts de manteaux noirs et qui se tenaient cachés aux environs accoururent à l’instant.

— Où faut-il la conduire ? dit l’inconnu.

Alliaga, de plus en plus étonné, hésita un instant.

De tous les endroits où Aïxa pouvait se réfugier, l’hôtel de Santarem lui paraissait le plus dangereux.

— Il faut sortir de Madrid, dit-il.

— Très-bien.

— À l’instant même.

— C’est encore mieux.

— Mais comment ?

— Pendant que nous étions en sentinelle, j’ai aperçu le long des murs du palais… à deux pas d’ici, au détour de cette place, une voiture attelée de deux bonnes mules et dont le conducteur semblait attendre ses maîtres. Allez, dit l’homme au manteau noir à ses gens, qu’on s’en empare. Au nom que vous prononcerez tout doit obéir.

L’étonnement d’Alliaga redoubla, et l’inconnu continua toujours à voix basse :

— À cette heure les portes de Madrid seront fermées. Par laquelle voulez-vous sortir ?

— Par celle d’Alcala, dit Piquillo.

L’inconnu fit un geste à l’un de ses compagnons qui s’éloigna rapidement. En ce moment on entendit le roulement de la voiture qui s’avançait. Le conducteur ou le maître de cette voiture se débattait, entouré par les spadassins, qui lui disaient :

— Silence ! silence !

— Je ne me tairai pas ! cria à haute voix le jeune homme qu’on entraînait, j’aurai justice d’un attentat pareil.

Alliaga stupéfait reconnut la voix d’Yézid. Il s’avança à sa rencontre, lui prit la main, qu’il serra fortement, et lui dit :

— Non, vous ne réclamerez pas ; vous obéirez en silence, vous m’aiderez à l’instant même à emmener cette jeune dame hors de Madrid, et vous en serez, je puis vous le promettre, largement récompensé.

Yézid, interdit, venait de reconnaître Piquillo et Aïxa. Il s’inclina et répondit brusquement :

— C’est différent ; quand on s’y prend bien et qu’on donne de bonnes paroles ! Ce n’est pas comme ceux-ci qui m’entrainaient de force. Je suis à vos ordres, mon père.

Un instant après, Aïxa, transportée dans la voiture, se trouvait en sûreté entre ses deux frères.

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria Yézid.

— Silence ! tu le sauras. Dirige-toi vers la porte d’Alcala.

Les gardiens de la porte, qui déjà étaient prévenus, attendaient avec respect. La voiture roula sur la route, sortit de la ville et se trouva en pleine campagne.

Tout ce que nous venons de raconter depuis la sortie d’Alliaga de la chambre du roi s’était passé en moins d’un quart d’heure, et le mouvement de la voiture, la fraicheur de la nuit et l’air plus vif de la campagne firent enfin revenir la jeune fille de ce long et effrayant évanouissement, qui eût ressemblé à la mort, si les battements de son cœur n’eussent rassuré les deux frères.

— Où suis-je ? s’écria-t-elle en revenant enfin à la vie et en regardant autour d’elle avec effroi.

— Près de nous, près de tes frères, dit Yézid en la serrant dans ses bras.

— Vous ! c’est bien vous ! dit-elle en poussant un cri de joie. Puis se rappelant tout ce qui était arrivé, elle s’écria :

— Vous et le ciel m’avez sauvée, mais vous êtes perdus !

Alors, et pendant que la voiture roulait rapidement, elle leur dit la scène qui avait eu lieu deux jours auparavant dans le cabinet du roi. Elle leur apprit cet édit qui allait leur enlever leur famille, leur patrie, leur existence, cet édit qui proscrivait toute une nation et qu’on voulait obliger le souverain à signer. Elle leur avoua la condition que le roi avait mise à son refus, et Yézid poussa un cri d’indignation en pensant de quel prix on avait osé faire dépendre leur salut.

— Oui ! s’écria la jeune fille en leur racontant ses tourments, son désespoir et ses combats, oui, pour sauver mon père et vous tous, j’acceptais la honte et l’opprobre ! Mais rassurez-vous, leur dit-elle en leur montrant le flacon qu’Alliaga connaissait si bien, je n’y aurais pas survécu, je l’avais juré. Je faisais mal, sans doute, puisque notre Dieu en a décidé autrement ; que sa volonté soit bénie ! Mais que faire, et maintenant surtout qu’allons-nous devenir ? Toi qui gardes le silence, parle donc, Piquillo.

Au lieu de répondre, celui-ci, baissant la tête et