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piquillo alliaga.

— Vous voir… Fernand !

À ces mots, le cœur du jeune homme tressaillit de joie, et ses yeux, pleins d’ivresse, témoignaient assez d’une reconnaissance que sa bouche n’osait exprimer.

— Oui, répéta-t-elle, vous voir et vous remercier de tout ce que je vous dois. Vous m’avez consacré votre vie ; soumis à mes ordres, docile à mon regard, vous avez imposé silence à votre tendresse, vous avez eu le courage et l’amour de renoncer à moi !… Pour moi, vous vous êtes dévoué ; pour moi, vous avez souffert !… Que puis-je donc à mon tour pour payer tant de dettes et tant de sacrifices ? Je n’ai rien qui puisse m’acquitter… rien qu’un mot ; mais si je vous connais bien, ce mot, je crois, suffira. Écoutez-moi donc, Fernand… Je vous aime !..

Elle avait prononcé ce mot, non pas timidement et les regards baissés, mais avec les yeux pleins de larmes et d’amour, et comme si son âme tout entière s’était échappée de ses lèvres. Fernand, frappé de surprise et d’ivresse, était tombé à ses genoux et couvrait de baisers ses belles mains, qu’elle ne retirait pas ; mais tout à coup il s’arrêta stupéfait, la voyant fondre en larmes et éclater en sanglots.

— Ô ciel ! s’écria-t-il, après un tel aveu, d’où vient votre douleur ?

— C’est que ce jour, lui répondit-elle, est le dernier qui me soit accordé.

— Que voulez-vous dire ?

— Que je ne vous reverrai plus, Fernand, que je ne dois plus vous voir. Il vous faut renoncer à moi !

— Et pourquoi, grand Dieu ?

— Ne me le demandez pas !… Vous devez me connaître, et puisque je vous parle ainsi, moi qui vous aime, moi qui eusse été fière de vous donner ma vie et d’embellir la vôtre… vous pensez bien, Fernand, qu’un nouvel obstacle élève désormais entre nous une barrière insurmontable.

— Et laquelle ?

— Ne m’interrogez pas ! qu’il vous suffise de savoir que toutes les douleurs que vous pourriez imaginer n’approchent pas en ce moment de la mienne.

— Dites-la-moi donc !..

— Moi ! s’écria-t-elle en reculant épouvantée ; je me trompais. Il y a un supplice plus grand encore que ceux que j’éprouve, ce serait de vous le dire ! Aussi n’est-ce pas pour cela que j’ai voulu vous voir, mais pour vous faire mes adieux.

— Vos adieux ! vous me quittez ?

— Je vous ai dit qu’il le fallait, que vous ne deviez plus penser à moi.

— C’est impossible !

— Mais, Fernand, ma seule pensée sera à vous ! à vous, mon premier et mon dernier amour !

— Et vous voulez que je vous abandonne ! s’écria Fernand enivré de ses paroles, que je renonce à vous en un pareil moment !

— Il le faut ! il le faut ! répéta la jeune fille avec égarement ; hâtez-vous ! car ce que je vous dis là… je puis le dire encore… mais bientôt…

— Bientôt ! s’écria Fernand avec effroi, qu’est-ce que cela signifie ? parlez, de grâce ! parlez !

— En ce moment… c’est impossible….. mais plus tard, je vous le promets… vous saurez… Oui, continua-t-elle en cherchant à rassembler toutes ses forces, demain, vous recevrez une lettre de moi.

— Demain, vous me le jurez, je saurai tout ?

— Je vous le jure !

— Par mon amour ! s’écria Fernand ; et il ajouta avec crainte : Par le vôtre !

— Par mon amour ! répéta Aïxa.

À ce mot, et malgré toutes ses appréhensions et ses angoisses, Fernand sentit l’espoir renaître dans son cœur. Sans doute, et puisque Aïxa le disait, des obstacles terribles pouvaient bien les séparer encore et s’opposer à leur bonheur. Mais des obstacles, en est-il dont on ne puisse triompher quand on aime, quand on est aimé ? et c’est le dernier mot qui retentissait sans cesse à l’oreille et au cœur de Fernand. Seul, il eût suffi pour lui faire braver tous les dangers et supporter tous les maux.

Aussi la jeune fille, étonnée du sourire d’espoir et de bonheur qui brillait sur ses traits, lui répéta d’une voix émue :

— Partez ! partez ! Qu’attendez-vous encore ?

— Une dernière grâce, dit-il.

Aïxa, pâle et immobile, ne répondit pas. Fernand s’approcha d’elle, et passant son bras autour de cette taille si gracieuse et si belle, il murmura à voix basse à son oreille :

— Aïxa, ma bien-aimée, un baiser de toi !

Aïxa frissonna, mais elle ne s’éloigna pas et se dit en elle-même :

— Je le puis encore, je suis encore digne de lui !

Fernand voyant qu’elle ne répondait pas, serra contre son cœur le cœur de la jeune fille, et dans son délire ses lèvres brûlantes rencontrèrent celles d’Aïxa : elles étaient froides et glacées comme le marbre de la tombe.

Il poussa un cri. Aïxa lui fit signe de la main de s’éloigner, et Fernand s’enfuit heureux et désespéré.

À peine eut-il disparu, que la pauvre jeune fille courut à son secrétaire et écrivit à celui qu’elle venait de quitter.

Elle lui avouait tout et lui demandait pardon, non pas de sa mort, qui devait lui rendre l’estime de Fernand, mais du crime qui avait rendu cette mort nécessaire. Bien des fois la plume lui tomba des mains, biens des fois elle s’arrêta, prête à déchirer cette lettre et à renoncer à son dessein… mais elle pensait à son père ! cette idée ranimait son courage et lui donnait la force d’accomplir ce sacrifice.

Piquillo, qui s’était rendu au palais de l’inquisition, n’était pas rentré. Lui aussi, sans doute, avait appris les nouvelles que Yézid venait de recevoir ; lui aussi, sans doute, intercédait pour ses frères près de Sandoval et du duc de Lerma : efforts inutiles, elle le savait bien, l’édit qui les menaçait dépendait du roi… ou plutôt c’était d’elle seule maintenant que dépendait le sort de toute une nation, sa prospérité ou son exil, sa vie ou sa mort.

Déjà la nuit était venue, et plus le moment approchait, plus Aïxa sentait redoubler sa terreur et son incertitude. Les yeux fixés sur la pendule, dont l’aiguille rapide semblait voler, elle avait déjà entendu sonner sept heures, puis huit, puis neuf. Son cœur battait