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piquillo alliaga.

— Non, non, point de grâce ! s’écria le roi en délire. Et saisissant avec force la main d’Aïxa : Écoute-moi bien… tu seras ici… demain soir… à la nuit… demain… demain, tu entends bien ! et alors je déchire cet édit, j’assure à jamais le bonheur et la prospérité de tes frères et de tous les tiens !… Mais tu viendras… Je t’attendrai !… ici, demain, tu me le promets… tu me le jures ?

— Jamais ! jamais ! s’écria-t-elle en se relevant.

— Tais-toi ! tais-toi ! dit le roi en lui mettant la main sur la bouche, car ce ne serait pas moi, alors, ce serait toi qui signerais la ruine, l’exil et la mort de ton père !

— Mon père ! répéta Aïxa épouvantée, moi, causer sa mort !…

Puis avec un mouvement d’effroi involontaire elle s’écria hors d’elle-même :

— Grâce ! grâce ! je viendrai !

Le roi poussa un cri de joie, et ses yeux brillèrent d’un éclair de bonheur.

— Non, non ! c’est blasphémer, dit vivement Aïxa en se reprenant, non, non ! jamais !..

Mais le roi, comme s’il craignait d’entendre son désaveu, avait déjà quitté Aïxa et s’était élancé dans la pièce voisine, dont la porte venait de retomber.

Quant à la pauvre jeune fille, elle se traîna jusque chez elle ; désolée, éperdue et tombant à genoux, elle s’écria en levant les yeux et les mains vers le ciel :

— Viens à mon aide, ô mon Dieu, et conseille-moi !


LVIII.

le sacrifice.

Cependant, Bernard de Sandoval et l’archevêque Ribeira avaient pris depuis longtemps les mesures nécessaires à l’exécution de leurs plans ; à Valence, à Grenade et dans toute l’Andalousie, dans l’Aragon et les deux Castilles, des émissaires répandaient les bruits les plus alarmants et soulevaient toute la population espagnole contre les Maures.

Le mémoire rédigé par Ribeira, et que le roi n’avait pas lu, circulait dans tout le royaume et faisait grande impression, non-seulement sur les membres du clergé, mais sur les personnages les plus puissants et les plus influents d’alors.

Le saint prélat démontrait que l’Espagne avait dans son sein un million d’ennemis vaincus, mais non subjugués, qui formaient une nation à part, et qui ne se rallieraient jamais franchement à la religion, aux mœurs et aux intérêts espagnols.

Il attestait que les Maures conspiraient continuellement, et que dernièrement encore, lors des dangers auxquels l’Espagne n’avait échappé que parle génie et la prévoyance du duc de Lerma, les Maures, en apprenant les préparatifs du roi Henri IV, lui avaient offert de l’or et des soldats[1] ; que si, par un miracle exprès de la Providence, le roi Henri n’était pas mort, l’Espagne se serait vue attaquée à la fois au dedans et au dehors ; que pareil événement pouvait se représenter, et que si à la première guerre étrangère tous les Maures du royaume prenaient les armes, les Espagnols seraient, comme leurs ancêtres, forcés de se soumettre au joug du vainqueur, ou de chercher encore, comme au temps de Pélage, un abri dans les rochers et les montagnes des Asturies.

Ces raisonnements produisaient un grand effet sur les classes élevées ; et pour le peuple, l’archevêque Ribeira avait recours à d’autres moyens. On parlait d’une conspiration qui ne tendait à rien moins qu’à faire débarquer en Espagne Muleïsilan, le sultan de Maroc.

Les Maures, disait-on, lui avaient promis de se soulever à son approche, de lui fournir cent cinquante mille combattants, de l’aider à piller les églises, à profaner les hosties et à pendre tous les moines et curés du royaume ; laquelle conspiration, ajoutait-on, venait d’être découverte par le tribunal du saint-office[2].

L’effroi était grand, les prêtres inventaient des récits étranges, merveilleux, qui passaient de bouche en bouche, et ajoutaient à la frayeur générale.

On disait qu’à Daroca, le bruit des trompettes et des tambours avait retenti dans les airs au moment où la procession sortait du monastère ; qu’à Valence on avait aperçu pendant plusieurs jours un nuage d’une éclatante blancheur, sillonné de bandes sanglantes ; qu’une image de la Vierge avait paru tout inondée de sueur[3], et qu’enfin la cloche de Villila avait sonné d’elle-même pendant plusieurs jours[4].

Les esprits, en émoi et vivement frappés, étaient dans l’attente d’un grand événement, et, comme Ribeira le disait au roi, le vœu général appelait l’ordonnance dont les conséquences pouvaient être si fatales pour l’Espagne.

Yézid reçut de Valence toutes ces nouvelles, et le lendemain du jour dont nous venons de parler, il entra de bonne heure dans la chambre d’Aïxa. Il la trouva pâle et debout. Elle ne s’était pas couchée de la nuit ; elle l’avait passée tout entière à prier, à invoquer sa mère et à lui demander conseil.

— Sœur ! lui dit le jeune Maure, il n’y a plus à tarder, il faut partir aujourd’hui même pour Valence.

— Et pourquoi ?

— Notre père et tous nos frères courent les plus grands dangers, notre place est près d’eux.

Il lui fit connaître alors une partie de ce que nous venons de raconter, ajoutant que déjà les jours de Delascar d’Albérique avaient été menacés, que la populace furieuse, et excitée par des agents secrets, avait voulu mettre le feu à son habitation.

Aïxa tressaillit.

— Ce n’est rien encore, continua Yézid, tous les vaisseaux dont l’Espagne peut disposer sont réunis sur nos côtes, toutes ses troupes ont ordre de marcher sur Valence et sur Grenade. Quelque odieux complot se prépare contre nous, et pour le déjouer j’ignore ce que médite mon père, mais il m’écrit que pour sauver sa religion et ses frères, tout est permis.

— Il a dit cela ! s’écria Aïxa en pâlissant.

  1. Fonseca, page 445.
  2. Fonseca, passim.
  3. Mémoire de Ribeira, archevêque de Valence.
  4. Sully, Économies royales, t. viii, p. 328.