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piquillo alliaga.

vous rencontrer… comme l’autre jour, par exemple. Cela n’arrivait pas, continua-t-il avec un sentiment douloureux, mais j’espérais que cela arriverait… c’était quelque chose, c’était une émotion dans ma vie !

À l’aveu de cet amour exprimé si simplement et si franchement, Aïxa ne savait que répondre ; elle balbutia quelques mots de respect et de dévouement pour le roi…

— Oui, s’écria celui-ci avec amertume : le roi ! toujours le roi ! c’est-à-dire celui que personne n’aime… Celui qui est condamné au respect et à l’isolement, c’est là le roi ! Voyez-vous, duchesse, je n’ai eu qu’un jour heureux dans ma vie, ou plutôt une soirée, celle où j’étais Augustin de Villa-Flor… votre cousin… ou que du moins vous me traitiez comme tel… Et quand je bénis cette soirée… je ne sais pas pourquoi… car c’est depuis ce temps-là que je vous aime !

— Votre Majesté me permettra-t-elle de lui dire…

— Parlez-moi comme alors, parlez-moi franchement, dussiez-vous tourner en dérision ma faiblesse.

— Jamais, sire ; aujourd’hui comme alors, je vous remercierai de votre amitié. Aujourd’hui comme alors, je vous dirai : pourquoi le roi remet-il à d’autres le pouvoir que le ciel lui a confié ? pourquoi ne cherche-t-il pas dans les devoirs, dans les travaux qui lui sont imposés, une distraction à des chagrins qui s’effaceront bien vite… pourvu qu’il le veuille seulement.

— Oui, il n’y a que vous qui m’ayez jamais parlé ainsi ; mais ce courage et cette force de volonté, il ne suffit pas de me les conseiller, il faut me les donner, et je ne les ai que quand je vous entends, quand vous êtes là ! Ne me quittez donc pas, duchesse, je ne suis rien par moi-même, je suis tout par vous.

Et dans les yeux du pauvre roi roulait une larme qui, mieux que ses paroles, semblait dire : restez.

— Je le voudrais, sire, mais cela n’est pas possible.

— Restez pour me donner la force de déjouer les piéges qui me menacent, pour démasquer les traitres qui m’entourent…

— Serait-il vrai, sire ?

— Oui, oui, ce dont je vous parlais l’autre jour… Tout cela n’est que trop vrai… je ne vois ici que des ennemis… je ne puis me fier qu’à vous, et vous m’abandonnez !

Alors, dans un trouble inexprimable, il tomba à ses genoux ; et saisissant sa main, qu’il baigna de ses larmes, il s’écria avec chaleur :

— C’est moi ! c’est votre roi… non, c’est votre ami qui vous supplie. Restez, pour que ce peuple qui me méprise m’honore et m’estime ; restez, pour que mon règne soit glorieux… ou plutôt… restez pour que je vous aime, pour que je jette à vos pieds ce sceptre et cette couronne, auxquels je n’aurai dû qu’un jour de bonheur, celui où je vous les aurai donnés !

— Sire ! sire ! relevez-vous ! lui dit Aïxa ; revenez à la raison et daignez m’écouter.

Je ne puis rester en ce palais sans manquer à la mémoire de la reine, votre femme et ma bienfaitrice, sans manquer moi-même à mes devoirs ; et pouvez-vous penser qu’au moment où je vous rappelle les vôtres j’oublierais les miens ?

Mon seul bien, ma royauté à moi, c’est mon honneur, et cette royauté, je saurai la conserver et la défendre comme je vous conseillais de défendre la vôtre.

Ne vous fâchez pas de mes paroles, sire, votre amitié seule me toucherait plus que vos grandeurs. Je n’ai point d’ambition ; je n’en ai qu’une du moins, celle de rester une honnête femme, et si je cédais à vos vœux, vous qui prétendez m’aimer, vous seriez à jamais malheureux, car le jour où je deviendrais votre maîtresse serait le dernier de ma vie : je me tuerais !

Ces mots étaient prononcés avec une simplicité et une franchise si énergiques, qu’il n’y avait pas à douter qu’ils ne partissent du cœur, et qu’Aïxa n’eût dit la vérité.

Le roi en fut comme effrayé. Il la regarda quelque temps en silence et avec respect. Puis, comme frappé d’une idée nouvelle, son front s’éclaircit, son cœur oppressé respira plus librement.

— Vous avez raison, duchesse, et je vous prouverai que j’étais digne de vous comprendre ; je vous prouverai que mon amour n’était pas un amour ordinaire. Ne partez pas, cependant, accordez-moi encore huit jours. Vous ne les refuserez point à votre roi… à votre ami !

Aïxa s’inclina en signe d’assentiment.

— Bien, bien, duchesse, je vous remercie de cette promesse ; j’en demande une seconde, c’est que vous ne partirez point sans me faire vos adieux.

— Je remercie Votre Majesté de l’honneur qu’elle veut bien me faire et je me rendrai à ses ordres.

— À mes ordres… non ! mais à ma prière. Je vous attendrai donc ici, dans huit jours, à la même heure.

La duchesse fit au roi une profonde révérence et se retira.

Le roi la suivit longtemps encore des yeux pendant qu’elle traversait les vastes salons du palais. Il admirait cette taille majestueuse, cet air noble et fier, cette démarche de reine.

— Oui, se disait-il avec chaleur : elle mérite ce que je veux faire pour elle ; c’est une belle et généreuse pensée qu’elle seule pouvait inspirer, et depuis qu’elle m’est venue, mes inquiétudes se dissipent, le présent ne m’effraie plus, l’avenir me sourit. Que sera-ce donc quand cette idée sera exécutée ? c’est là le difficile ! mais, comme elle le disait, il ne s’agit que de vouloir pour renverser tous les obstacles, et cette fois j’aurai une volonté.

Le roi avait, en effet, conçu un projet que nul, à coup sûr, n’eût pu soupçonner, et que son amour seul pouvait faire comprendre. Voyant bien que la duchesse de Santarem n’était pas femme à céder à ses désirs de roi ; persuadé, comme elle le lui avait dit, qu’elle se tuerait plutôt que d’être sa maîtresse, et, d’un autre côté, ne pouvant se résoudre à renoncer à elle, il avait résolu d’en faire sa femme et son premier ministre.

Puisqu’il était dans son caractère d’être subjugué et dirigé, il valait mieux l’être par Aïxa que par le duc de Lerma, et décidé, sitôt qu’il le pourrait, à se défaire de celui-ci, il ne pouvait pas choisir un successeur qui lui convint mieux et qui lui fût plus agréable.