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piquillo alliaga.

s’écria le capitaine avec satisfaction… ah ! bravo, Caralo ! voilà un coup bien appliqué !…

Si bien, en effet, qu’il venait d’enlever un large lambeau de chair, et Piquillo, dont le corps ruisselait de sang, poussa un dernier cri, et s’évanouit.

— Assez ! assez ! dit Juan-Baptista, pendant que nous étions là à causer, j’avais oublié cet enfant… je ne pensais plus qu’il n’était pas de force à supporter autant de coups ; toi, à la bonne heure…

— Comment moi, capitaine ! s’écria Caralo indigné.

— Allons ! silence ! et vous autres, venez à son secours. Un peu d’humanité, que diable ! donnez-lui du vinaigre ! à la bonne heure ! le voilà qui revient à lui, dit-il en entendant les nouveaux cris de l’enfant ; car le lieutenant venait de jeter par compassion des flots de vinaigre sur ses plaies saignantes.

— C’est bien ! qu’on l’emporte, et toi, dit-il à Piquillo, s’il t’arrivait encore de me désobéir, tu n’en serais pas quitte à si bon marché ; songe à Paco le bohémien.

Depuis ce jour, Piquillo n’eut plus l’envie, ni l’audace de quitter la posada. Quand il en sortait, c’était avec le capitaine ou par son ordre, avec des instructions qu’il exécutait sans chercher même à les comprendre, tant la terreur et la servitude où il vivait avaient paralysé ses facultés, et éteint son intelligence.

On l’envoyait dans une ferme, dans un château comme un pauvre enfant égaré qui implorait l’hospitalité ; au retour on lui demandait ce qu’il avait vu, la disposition des lieux, le nombre des habitants, maîtres et domestiques. Piquillo racontait ; c’est tout ce qu’on exigeait de lui, et ces journées-là étaient ses plus heureuses ; car il les avait passées hors de ce repaire ; bien des fois il avait eu l’envie de dire à ceux qui le recevaient : gardez-moi, je vous en supplie ; mais y aurait-on consenti ? et puis, la vengeance du capitaine ne l’aurait-elle pas toujours retrouvé ; il se rappelait avec effroi qu’un jour, dans un riche domaine, touché par l’accueil bienveillant qu’il venait de recevoir, il allait se jeter aux pieds du maître et lui demander secours et protection, lorsqu’il avait aperçu, par une fenêtre du parc, une figure qui l’avait glacé de terreur, l’ombre de Juan-Baptista Balseiro, ou plutôt c’était lui-même qui, habillé en riche cavalier, venait marchander cette belle propriété qu’on disait à vendre !

Aussi, persuadé que cet homme était son mauvais génie, qu’il voyait tout et savait tout, Piquillo subissait en silence une domination contre laquelle il n’avait ni la force ni les moyens de lutter ; il y avait, en effet, dans la conduite du chef et des siens, une foule de problèmes que son esprit s’efforçait de résoudre, sans en venir à bout. D’abord, l’hôtellerie, isolée et un peu éloignée du chemin, n’était jamais fermée la nuit : ensuite il y avait sur la route royale, que le comte de Lerma entretenait à grands frais, un endroit défoncé, une espèce de précipice que l’on ne réparait jamais, et que l’on se contentait de couvrir de feuillages ; enfin, lorsqu’une chaise de poste se brisait dans ce mauvais pas, il se trouvait toujours, sur la lisière du bois, un bûcheron et son fils qui indiquaient aux voyageurs une excellente hôtellerie très-proche où l’on serait à merveille ; l’enfant se chargeait même de les conduire ; cet enfant, c’était Piquillo, qui avait le désagrément de voir les amis du capitaine lui servir, tour à tour, de père ; mais était-ce du moins pour obliger, et il était forcé de convenir que les voyageurs qui demandaient ainsi l’hospitalité étaient toujours les bienvenus, qu’on les accueillait avec les plus grands égards, qu’on les comblait des soins les plus délicats. Pour eux, le capitaine n’épargnait rien, pas même le rhum de la Jamaïque dont il était si jaloux, et après un excellent souper, on les conduisait dans une belle chambre, où jamais Piquillo n’entrait, mais par la porte entr’ouverte il avait vu un appartement tendu en damas rouge, deux grands lits à baldaquin, des meubles à l’avenant. C’était la seule chambre de la maison qui se distinguât par une pareille magnificence !

Seulement, Piquillo remarquait, en lui-même, que ces voyageurs devaient se lever tous de grand matin, car jamais il ne les voyait partir ; souvent même ils se remettaient en route sans emmener leurs voitures que l’on réparait, et laissaient à l’écurie leurs chevaux, qu’on leur renvoyait probablement quelques jours après ; du moins on ne les revoyait plus !

Plus de deux années s’écoulèrent dans cet esclavage et dans cet abrutissement, qui, peu à peu, exerçaient sur le pauvre Piquillo une influence dont il ne s’apercevait pas, et dont il ne pouvait se rendre compte. Quand on vient du dehors, quand on a longtemps respiré un air pur, et que l’on entre dans un endroit infect, dans une prison pestilentielle, on croit qu’on ne pourra pas y rester un jour, une heure, un instant ; on y résiste pourtant… on y reste, on s’habitue, non pas à y vivre, mais à y mourir. Le contact habituel du vice produit le même effet, même sur une bonne et honnête nature ; le dégoût qu’il inspire d’abord ne l’empêche pas de devenir contagieux et mortel. La fleur la plus belle et la plus suave dépérit dans la fange, et tombe en pourriture.

Piquillo ne voyant pas d’autres mœurs, d’autres exemples que ceux qui l’entouraient, commençait presque à se persuader que le monde était fait ainsi, que Juanita et Pedralvi étaient des exceptions qu’il ne rencontrerait plus jamais. Aussi, et quoique bien jeune encore, tout commençait à lui être indifférent ! Dans l’âge où l’on ne vit que d’espérance, il n’espérait plus ; son instinct même, à défaut d’autre guide, ne l’avertissait plus de ce qui était bien, ou de ce qui était mal, sauf de temps en temps quelques derniers souvenirs qui faisaient battre son cœur, tout chez lui se desséchait dans sa sève ; l’arbre existait encore, mais ses plus belles branches commençaient à mourir.

De mauvais instincts, des instincts de haine germaient en lui. Le lieutenant Caralo ne perdait pas une occasion de le gronder, de le dénoncer ; il en inventait même, et aussitôt le chef, qui était l’équité en personne, ordonnait le châtiment ; lorsque toutefois il ne s’en chargeait pas lui-même. Et Piquillo ne gagnait pas au change, car la main du capitaine était aussi lourde que celle du lieutenant ; mais celui-ci joignait aux mauvais traitements des plaisanteries comme il savait les faire, lesquelles excitaient la gaieté