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piquillo alliaga.

m’oubliera pas ; elle exigera que l’on donne à la fidélité ce chapeau de cardinal qu’on allait accorder à la trahison.

— C’est de toute justice, reprit le roi ; j’écrirai dès demain à la cour de Rome… une lettre…

— Dont je proposerai le brouillon à Votre Majesté, si elle le désire…

— Très-bien, dit le roi.

— En même temps, continua le révérend, je demanderai pour le frère Escobar, que l’on devait nommer aumônier de la reine et à qui l’on a fait un passe-droit, je demanderai la place de confesseur de Votre Majesté.

— Mais j’ai déjà le frère Gaspard de Cordova.

— Qui est, dit-on, au plus mal ; il n’y a guère d’espoir, c’est ce qui nous donne celui de…

— Bien… bien, dit le roi, si l’évènement arrive, je me rappellerai votre demande ; une fois le duc de Lerma renversé, comment ferons-nous pour réparer ses fautes et sortir de la position où nous sommes ?

— Nous ferons alliance avec l’Empereur, que cette ligue protestante menace ainsi que nous… et puis les intelligences que j’ai ménagées avec le père Cotton, confesseur du roi de France et membre, comme moi, de la Compagnie de Jésus, nous permettront de connaître et d’entraver, si Dieu le permet, les desseins du roi Henri IV. Que Votre Majesté se rassure et se repose sur nous du soin de la défendre ; nous veillerons à ses intérêts comme aux nôtres. L’important, l’essentiel, c’est que demain le duc de Lerma ne soit plus ministre.

— Je vous en réponds, dit le roi vivement.

— Cela ne dépend que de Votre Majesté… et de sa volonté.

— Ma volonté, reprit le roi avec colère, est qu’il parte, qu’il s’en aille. Je lui ai retiré ma confiance, c’est déjà bien assez que je ne le fasse pas mettre en jugement… J’ai peut-être tort… mais enfin je vous l’ai promis, je tiendrai ma parole. Qu’il n’en demande pas davantage. Mais pour ce qui est de le laisser au pouvoir, il n’y restera pas un quart d’heure ; je serai là-dessus inexorable, et que personne ne vienne me parler pour lui ! Demain, après le conseil, il aura quitté la cour et Madrid… je vous le jure, et vous pouvez compter sur ma parole royale.

Le père Jérôme s’inclina avec respect et se retira enchanté. Il passa le reste du jour avec le duc d’Uzède, la comtesse d’Altamira et Escobar, pour mettre en ordre et rédiger les divers documents qu’il avait promis au roi. Les conjurés prirent ensuite toutes les mesures nécessaires et prévinrent les amis qu’ils avaient à la cour et surtout à l’audience de Castille, les d’Escalonne, les Gusman, les Médina, en un mot tous les ennemis secrets du duc de Lerma, c’est-à-dire la grande majorité du conseil.

Le soir, le père Jérôme retourna au palais, remit au roi les notes qu’il avait préparées, sans oublier l’esquisse du discours, écrit en entier, et le modèle de la lettre pour la cour de Rome ; il voulait, en même temps, recommander encore au monarque une fermeté inébranlable dans la séance du lendemain, mais il le vit tellement animé, qu’il jugea la recommandation inutile.

D’un autre côté, le duc de Lerma, Sandoval et tous les siens avaient passé la nuit dans les plus grandes inquiétudes. Le père Jérôme avait été reçu plusieurs fois au palais, et le roi en avait fait un mystère à son ministre. Les nouvelles du dehors devenaient si alarmantes et étaient maintenant tellement connues qu’il n’y avait plus moyen de les cacher, et dans le conseil qui devait se tenir le lendemain au palais, il était impossible de ne pas en parler.

Il fallait donc tout avouer au roi et aux membres du conseil. La disgrâce du duc devenait inévitable, et le chapeau de cardinal n’arrivait pas. En revanche, les bruits calomnieux qui couraient contre le duc de Lerma avaient pris une telle intensité, que ses amis en étaient effrayés et que lui-même ne savait comment parer les coups invisibles qui lui étaient portés.

Telle était la situation de tous les partis, lorsque arriva le grand jour, le jour du conseil.

Les ducs de Médina, d’Escalonne, Gusman de Mendoza, tous les ennemis du ministre étaient arrivés les premiers. Fidèles au rendez-vous que leur avait donné le père Jérôme, ils formaient différents groupes, et parlant à voix basse, ils se concertaient entre eux. En ce moment entra le marquis de Miranda, de la maison de Zuniga, président de l’audience de Castille ; il avait été nommé à cette place importante par le duc de Lerma et était un de ses partisans les plus dévoués. Il était accompagné de plusieurs autres conseillers, comme lui, amis ou créatures du ministre. Quelques-uns des nouveaux arrivants aperçurent les groupes déjà formés et s’en approchèrent. On s’y entretenait des nouvelles publiques, à voix basse, il est vrai, mais de façon à être entendu.

— Oui, le Milanais est envahi par Lesdiguières, disait l’un.

— L’intention du roi Henri, disait l’autre, est de commencer par s’emparer de la Franche-Comté et de la réunir à la France.

— Il y réussira sans peine, disait le duc de Médina ; j’en arrive, et il n’y a pas un soldat pour l’en empêcher, de sorte que, possédant de grands fiefs dans ce pays, je vais devenir sujet du roi de France.

— Et que fera-t-on de l’Espagne ? disait d’Escalonne.

— Je l’ignore, répondit Gusman, mais je sais bien ce qu’on devrait faire de son ministre…

À ces paroles, les amis du duc de Lerma pâlirent, et se mêlant aux différents groupes, ils laissèrent le marquis de Miranda, leur président, absolument seul. Etonné de cet abandon, il s’approcha à son tour, et entendant prononcer le nom du ministre :

— Que dites-vous là, messeigneurs, demanda-t-il avec Hauteur, de notre glorieux duc de Lerma ?

— Qu’il est perdu, répondit d’Escalonne.

— Hein ! qu’est-ce que c’est ? s’écria le président en changeant de couleur et en parlant beaucoup moins haut. Expliquez-vous, messieurs.

On le mit au fait, en lui déclarant que le moment était venu de servir, non plus un homme, mais l’Espagne, et qu’il fallait abandonner celui qui les avait ainsi conduits à leur perte. Ces raisons, débitées avec chaleur, étaient d’autant plus spécieuses qu’elles étaient données, non pas seulement par les ennemis du duc de