Page:Scribe - Piquillo Alliaga, ou Les Maures sous Philippe III, 1857.djvu/254

Cette page a été validée par deux contributeurs.
248
piquillo alliaga.

heur. Aïxa accomplissait son dévouement jusqu’au bout : elle avait le courage de l’écouter et de lui sourire. On vint annoncer à Carmen sa robe de mariée à essayer pour le lendemain. Elle poussa un cri de joie et donna à son amie le baiser d’adieu comme ne devant plus la revoir, car c’était une longue et importante affaire qui devait probablement la retenir le reste de la soirée.

Aïxa, soulagée par ce départ qui l’affranchissait de toute contrainte, respira plus librement, et laissant tomber sa tête sur sa poitrine, elle goûta le seul instant de bonheur qui lui était donné dans cette journée, celui d’être malheureuse à son aise.

Un bruit de voiture l’interrompit dans sa rêverie, Qui donc, lorsqu’elle avait annoncé qu’elle voulait être seule, pouvait ainsi pénétrer chez elle ? À l’une des deux extrémités du salon, le double rideau de tapisserie qui formait la portière s’entr’ouvrit, et elle vit paraître don Fernand d’Albayda.

— Pardon, senora, lui dit-il d’un air troublé, on m’avait annoncé que Carmen était avec vous dans ce salon.

— Elle y était tout à l’heure encore, et je crains que vous ne puissiez la voir en ce moment, elle essaie sa robe de noce.

— Ah ! en effet, dit Fernand, dont l’embarras redoublait. Je crois qu’il ne serait pas convenable… d’ailleurs… cette robe… demain je la verrai… et ce soir peut-être… ce serait contrarier Carmen.

— Et vous ôter à vous le plaisir de la surprise, ajouta Aïxa en souriant.

— Comme vous dites, senora, répondit Fernand.

Pendant quelques instants ils gardèrent tous les deux le silence, silence que le trouble de Fernand rendait surtout embarrassant et pénible, car Aïxa avait déjà retrouvé son calme apparent. Aussi elle s’empressa de prendre la parole et d’entretenir Fernand avec une aisance gracieuse de la cérémonie du lendemain, de l’honneur que la reine lui faisait en daignant y assister.

Fernand ne répondait rien.

Aïxa lui parla alors de Carmen, de sa beauté, de ses vertus, et surtout de l’amour immense, dévoué et sans borne qu’elle portait à son amant, à son mari.

Fernand, pâle, les yeux baissés et le cœur oppressé, ne l’écoutait pas. Enfin Aïxa lui montra du doigt l’aiguille de la pendule.

— Il est tout naturel, lui dit-elle en souriant, qu’un prétendu s’oublie chez sa fiancée. Mais cependant il est tard, et demain vous devez être ici de bonne heure.

Elle se leva. Fernand se leva aussi, et prêt à partir, il lui dit :

— Écoutez-moi ! Ce que vous avez voulu, je l’ai fait ; je vous ai obéie. Ce sacrifice que je croyais impossible… demain sera accompli.

Aïxa, à son tour, garda le silence.

— Fidèle à l’honneur et au devoir, j’aurai tenu les serments que j’ai faits à don Juan d’Aguilar et à vous !… n’exigez rien de plus.

Aïxa le regarda avec étonnement.

— Oui, si j’ai résisté à tous les tourments que j’endurais, si j’ai eu la force de vivre, c’était pour tenir ma promesse, c’était pour donner ma main et mon nom à la fille de don Juan d’Aguilar. Une fois ce devoir rempli, je suis quitte de tout… maître de mes jours, Je puis en disposer… et demain, Aïxa… demain j’aurai cessé de souffrir, adieu !

— Fernand ! s’écria-t-elle, restez, restez, je vous l’ordonne.

Fernand s’avançait pour ouvrir la portière ; il resta immobile.

— Non, monsieur, continua Aïxa, vous ne serez pas quitte de votre serment. Le tenir ainsi, c’est le parjurer, c’est forfaire à l’honneur ! vous n’avez pas seulement promis à don Juan d’Aguilar de donner votre main et votre nom à sa fille. Que vous a-t-il dit ! j’étais là, je l’ai entendu. Il vous a confié le bonheur de son enfant. Rends-la heureuse ! s’est-il écrié. Et vous, don Fernand d’Albayda, en noble gentilhomme, et levant la main au ciel, vous avez répondu : je le jure ! et ce serment, vous pensez le tenir en privant Carmen de tout son bonheur, en lui enlevant celui qu’elle aime, en la condamnant au veuvage, à des pleurs éternels, à la mort peut-être ! Que don Juan d’Aguilar se lève et juge entre nous !

— Vous pouvez avoir raison, dit Fernand en baissant la tête ; mais autrement elle serait plus malheureuse encore. J’aime mieux qu’elle me pleure mort que de me haïr infidèle. Je n’aurais jamais, je le sens, ni l’adresse, ni la force, ni le courage de lui cacher l’amour qui bat dans mon cœur. Il a triomphé de moi et de ma raison. J’y succombe.

— Eh ! que diriez-vous donc, vous Fernand, homme de cœur et brave militaire ; que diriez-vous d’un de vos soldats qui, jugeant le danger trop grand, ou l’ennemi trop redoutable, fuirait plutôt que de combattre ? quel nom lui donneriez-vous ?

— Ah ! dit Fernand en rougissant de honte, ce serait un lâche !

— Vous ne l’imiterez pas ! quelque difficile que soit votre tâche, vous la remplirez. Vous saurez vous vaincre vous-même ; vous commanderez à votre cœur, à vos regards ; vous aurez le courage enfin d’être malheureux pour qu’elle soit heureuse !

— C’est impossible !

— Impossible ? dit Aïxa avec mépris, impossible d’avoir ce courage !.. Je l’ai bien, moi ! qui ne suis qu’une femme !

À ce mot, Fernand poussa un cri d’ivresse et étendit les bras vers Aïxa.

— Taisez-vous !… taisez-vous ! lui dit-elle ; ce mot qui est échappé à mon trouble ; ce mot qui devrait me couvrir de honte, je ne le regretterai pas, s’il vous donne le courage de m’obéir.

— Tout m’est possible maintenant ! parlez, commandez !

— Eh bien ! comme don Juan d’Aguilar, moi aussi, je vous confie le bonheur de Carmen, ma sœur et mon amie. Que tous vos instants soient consacrés à la rendre heureuse, tous vos efforts à oublier un autre amour, et tous vos soins à le cacher. Vous partirez dès demain avec elle ; la reine, que j’implorerai, vous fera nommer gouverneur, ou de Valence ou de Grenade. Vos services et votre naissance vous donnent le droit d’aspirer à tout.

— Et vous, Aïxa ! vous !..