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piquillo alliaga.

— C’est vrai, répondit froidement le ministre, mais qui peut répondre de tenir ses promesses !

— Me manquer de parole, monseigneur, à moi ! votre fils !

— Justement. Il vaut mieux que cela tombe sur lui que sur un autre… Je trouverai plus d’indulgence pour ma position. J’ai eu la-main forcée. Vous vouliez donner cette place à Escobar ?

— Un homme de talent, mon confesseur.

— Je le sais bien ! celui qui dirige votre conscience, dit le duc avec un accent que Piquillo seul put comprendre ; mais le roi a préféré ce jeune religieux et m’a contraint de nommer le frère Luis Alliaga.

Piquillo, qui jusque-là avait baissé la tête, leva en ce moment un œil fier et menaçant sur le duc d’Uzède, qui, à son aspect, demeura atterré de surprise et de rage. Le ministre salua de la main le jeune moine et s’élança vers les appartements.

En apercevant le roi et Fernand d’Albayda, qui, revenus du bout de l’allée, s’avançaient pour le rejoindre, d’Uzède, humilié et furieux, courut au-devant du roi, près duquel il avait toujours été en grande faveur, et, certain de l’emporter sur un aventurier, sur un inconnu, il se plaignit avec amertume de l’injustice et de l’affront dont il était victime.

Le roi regarda Fernand avec un étonnement impossible à décrire, et dit gaiement à d’Uzède :

— Quoi ! votre père vous retire cette place qu’il vous avait promise ?

— Oui, sire. C’est indigne, n’est-ce pas ?

— Et il la donne au jeune frère Luis Alliaga ?

— Il vient de me le dire à l’instant même.

— C’est à confondre ! dit le roi.

— N’est-il pas vrai, sire ? et il prétend que c’est vous qui lui avez forcé la main, que c’est par votre volonté qu’un homme sans naissance, un homme de rien m’est préféré.

— Vous ne le croyez pas ? dit le roi, vous savez que le duc et votre oncle Sandoval nomment à toutes les places vacantes dans notre maison et dans celle de la reine, quitte à nous à ratifier leur choix.

— C’est ce que Votre Majesté ne fera pas ! s’écria d’Uzède.

— Pourquoi donc, moi qui n’ai pas l’habitude de contrarier votre père, commencerais-je aujourd’hui à l’égard d’un jeune homme de talent et de mérite, ami de don Fernand d’Albayda ?

En parlant ainsi, tous les trois arrivèrent à l’endroit de l’allée où Piquillo était resté.

— Je veux qu’on sache, dit le roi en posant sa main sur l’épaule du jeune religieux, que nous approuvons le choix de notre ministre, que nous tenons en haute estime le frère Luis Alliaga, et que nous le nommons dès aujourd’hui premier aumônier de la reine, sauf l’approbation de ma femme, ajouta-t-il gravement.

Le roi s’appuya sur le bras de Fernand et rentra dans ses appartements.

Le duc d’Uzède, confondu de tout ce qu’il venait d’entendre, resta seul avec Piquillo, qui fit un pas vers lui, et le regardant bien en face :

— Vous avez voulu que je fusse moine, monseigneur, lui dit-il ; n’accusez donc que vous-même de ma nomination, et rappelez-vous surtout que vous avez eu tort de me chasser, il y a un an, de votre hôtel ; on a souvent besoin d’un plus petit que soi !

Pendant ce temps, tout pâle, tout effrayé encore de ce qu’il venait d’apprendre, le duc de Lerma courut chez son frère Sandoval. Il trouva celui-ci dans le ravissement. Depuis plusieurs mois il s’était livré de nouveau et sans relâche à son rêve politique et religieux. Il avait repris, d’accord avec Ribeira, son projet favori, ce projet si utile, si glorieux pour l’Espagne et l’inquisition, l’expulsion des Maures. Forcé d’ajourner cette mesure, il ne l’avait jamais abandonnée. La volonté bien ferme de la reine, la protection évidente qu’elle accordait aux Maures, la crainte, si on se mettait en hostilité ouverte avec elle, de la voir se réconcilier avec le roi, s’emparer du pouvoir et favoriser le père Jérôme et la Compagnie de Jésus ; toutes ces considérations avaient, comme nous l’avons vu, suspendu la volonté opiniâtre de Sandoval, et arrêté le zèle fougueux de l’archevêque de Valence ; mais les torrents que l’on retient ne deviennent que plus furieux et finissent par briser toutes les digues.

Les deux prélats n’avaient pas renoncé à leur proie. Ils n’attendaient que l’occasion de la saisir, et, pensait Sandoval, cette occasion venait de nouveau se présenter. Selon lui, l’amour du roi pour Aïxa rendait nulle l’influence de la reine. Celle-ci aurait beau se réconcilier avec son royal époux, elle ne pouvait plus reprendre désormais aucun empire ni saisir comme autrefois le pouvoir. La protection qu’elle accordait aux Maures était donc nulle ; c’était donc le moment d’agir : il fallait faire signer au roi l’ordonnance de bannissement, ordonnance qu’il se chargeait d’exécuter, et pour cela il avait déjà dirigé vers Valence les deux ou trois régiments composant toute la force militaire dont l’Espagne pouvait alors disposer. Tel était l’admirable plan qu’il se complaisait à dérouler au duc de Lerma. Mais celui-ci l’interrompit en lui prouvant que jamais, au contraire, les circonstances n’avaient été plus défavorables pour l’exécution d’un tel projet ; que l’amour du roi pour Aïxa le rendait impossible.

— Et pourquoi ? s’écria Sandoval.

— Parce que Aïxa est Maure ! parce qu’elle est la fille d’Albéric Delascar !

— Est-il possible ! s’écria l’inquisiteur consterné… Et le roi le sait-il ?

— Le roi l’ignore.

— Il faut le lui apprendre… il faut tirer de là un moyen de succès, les perdre tous et elle-même la première ; nous aurons pour nous les foudres du Vatican, le pape, les cardinaux et l’excommunication.

— Eh ! s’écria le ministre avec impatience, ce n’est pas là le danger le plus grand ! Ministre et inquisiteur, nous songeons à anéantir quelques ennemis inoffensifs, et la monarchie, prête à s’écrouler, va nous écraser sous ses ruines.

Il lui raconta alors la ligue des protestants, dont le roi de France était l’âme et le chef. Il lui rappela tous les complots secrets que, depuis dix ans, l’Espagne tramait contre la France ; il était évident que Henni IV voulait rendre son éternelle ennemie incapable désormais de lui nuire ; que lui seul avait soulevé cet orage, que