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piquillo alliaga.

pendant que son secrétaire Rodrigue de Calderon donnait pour lui ses audiences.

Le duc avançait lentement et cherchait à deviner quelles étaient les deux personnes qui s’entretenaient aussi intimement avec le roi. Il avait déjà reconnu de loin don Fernand d’Albayda et fronça le sourcil. Tout porte ombrage à un favori. À l’égard du jeune moine, la perspicacité du ministre fut en défaut, et son front se rembrunit encore en voyant un nouveau visage.

— Mon cher duc, lui dit le roi en s’avançant vers lui, voici un jeune religieux qui a une demande à vous faire, demande que nous vous recommandons.

Il salua de la main le duc, qui s’inclina d’un air gracieux, et le roi continua sa promenade en causant avec Fernand. Ils suivirent l’immense allée qui s’étendait au loin, et ne revinrent sur leurs pas que quand ils en eurent atteint l’extrémité.

Le duc, resté avec Piquillo, le contemplait en silence d’un œil sombre et inquiet, qui eût déconcerté tout autre solliciteur. Aucun de ceux qui connaissaient les manières habituelles du duc de Lerma ne se fût hasardé, en pareil cas, à présenter sa supplique. Piquillo aussi regardait le duc, mais d’autres pensées le préoccupaient : ce Ministre si puissant, ce souverain de fait de la monarchie espagnole, qu’il voyait pour la première fois, n’était peut-être pas un étranger pour lui. Le même sang peut-être coulait dans leurs veines. Et pendant que le duc, impatienté de son silence, lançait sur lui un regard où respiraient la colère et le dédain, Piquillo, le contemplant d’un air ému et indécis, se disait :

— Si c’était mon aïeul !

— Eh bien ! fit le duc, voyant que Piquillo ne parlait pas.

— Eh bien ! monseigneur, puisque sa Majesté vous l’a dit, je venais demander à Votre Excellence…

— Cela ne se peut pas ! grommela brusquement Le duc, qui ne l’avait pas même écouté.

— Je n’ai pas dit ce que je demandais, monseigneur.

— C’est une place ?

— Oui, monseigneur.

— Elles sont toutes données.

— Alors, monseigneur, je vous demanderai…

— Quoi encore ?

— La permission de vous rendre un immense service.

— À moi ?

— À vous-même.

— Qui êtes-vous ? dit le duc étonné.

— Le frère Luis Alliaga.

— Piquillo Alliaga ! reprit le-duc en l’examinant lentement de la tête aux pieds.

— Encore ce nom, pensa en lui-même le moine, qui produit son effet.

— C’est vous qui m’aviez fait demander une audience pour une révélation importante ?

— D’où dépend votre salut, monseigneur.

— Eh bien ! Calderon ne vous a-t-il pas reçu ? Cela suffit, il me dira ce dont il s’agit.

— Il ne pourra rien dire à Votre Excellence, car je ne lui ai pas parlé, je ne l’ai pas vu.

— Et pourquoi ?

— Je suis venu, j’ai attendu plus de deux heures dans son antichambre, c’est-à-dire dans la vôtre, et je me suis en allé.

— Vous voulez parvenir, et vous ne savez pas attendre !

— Je ne veux pas parvenir.

— Que voulez-vous donc ?

— Je vous l’ai dit : vous rendre service.

— Et ce que vous vouliez me révéler, reprit le duc avec dédain, vous venez de le raconter au roi.

— À personne, monseigneur ; cela ne regardait que vous.

Le duc s’adoucit tout à coup. Un éclair de bienveillance brilla sur son front assombri. Il fit signe à Piquillo de marcher à côté de lui, et tous deux continuèrent à causer en se promenant, mais du côté de la grande allée opposé à celui où était le roi.

— Parlez, mon frère, je vous écoute.

— Depuis longtemps, monseigneur, un complot se trame contre vous. On veut vous renverser, on veut se mettre à votre place ; il n’y a là rien de nouveau ni d’extraordinaire ; ce qui l’est peut-être, ce qui vous semblera inouï… épouvantable… inexplicable, c’est le nom de celui qui dirige ce complot.

— Quel est-il ? demanda le duc avec émotion.

Piquillo baissa la voix, et dit :

— Votre fils, le duc d’Uzède !

Le malheureux père poussa un cri, et s’arrêta en cachant sa tête dans ses mains.

— Je vous avais prévenu, monseigneur, que cela vous paraitrait impossible.

— Tout est possible… ici ! murmura le duc d’une voix sourde.

Le père avait poussé le premier cri, un cri de douleur ; mais ce fut le ministre qui, levant vers Piquillo un œil où brillait la rage, lui dit en lui serrant la main avec force :

— Je m’en suis toujours douté !

— Vous, grand Dieu ! s’écria Piquillo interdit.

— Oui… oui ! Achevez, mon père, reprit le duc d’un air affectueux.

— C’est le duc d’Uzède et la comtesse d’Altamira qui conspirent contre vous, d’accord avec le père Jérôme et Escobar, prieur du couvent et recteur de l’université d’Alcala.

— C’est cela même, c’est évident ; cette comtesse, mon ennemie mortelle, à laquelle il faisait la cour pour me servir, disait-il ; ce voyage qu’il a fait avant-hier à Hénarès, près de ce frère Escobar, son confesseur… Je voyais tout cela… je ne voulais pas le croire. Quand on est ministre, quand on a le pouvoir, on ne devrait avoir ni famille ni parents ; c’est autant d’ennemis donnés par la nature. Je verrai, je m’informerai… Nous reparlerons de cela, mon père. Je vous en remercie toujours. Adieu… Ah ! à propos, quelle place me demandiez-vous ?

— Il n’y en a plus, c’est vous-même, monseigneur, qui me l’avez dit.

— Peut-être. Ce que vous venez de me confier peut en rendre vacantes plusieurs.

— Peu m’importe à moi, qui n’en veux qu’une, et pas d’autre.

— Laquelle ?