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piquillo alliaga.

fiter et de se promener dans ce parc magnifique, qui déroulait vainement à tous les yeux ses vastes allées et ses épais ombrages.

La cupidité ou l’ambition les retenait tous entassés dans le même endroit, à la même place, tant ils avaient peur de perdre un mot, un regard, une minute, de l’idole qu’ils attendaient et qui tardait bien à paraître. Enfin la porte s’ouvrit.

À un brouhaha de satisfaction générale succéda un léger murmure de désappointement sur-le-champ réprimé.

Piquillo vit paraître un homme richement habillé, d’une taille noble et élégante ; l’intelligence et l’esprit brillaient dans son regard autant que la fierté et l’impertinence. Il portait la tête haute, et même, quand il s’inclinait, avait l’air de recevoir plutôt que de donner un salut.

Ce qui étonna surtout Piquillo, c’était son air de jeunesse : il paraissait avoir tout au plus trente-six ans.

— Quoi ! demanda-t-il tout bas à l’un de ses voisins, un vieux chevalier de Calatrava, quoi ! c’est là le duc de Lerma ?

— Vous ne le connaissez donc pas ?

— Je ne l’ai jamais vu.

— Eh bien ! ce n’est pas lui, mais un autre lui-même ; celui qui fait tout dans sa maison, son majordome politique.

— Qui donc ?

— Son secrétaire intime, don Rodrigue de Calderon, comte d’Oliva. Le duc n’aura pas pu donner audience, ce qui lui arrive souvent. Dans ce cas-là, c’est Rodrigue de Calderon qui s’en charge.

— Ce n’est pas la même chose, s’écria Piquillo interdit.

— Exactement, répondit le chevalier. En fait de pétitions pour emplois, titres et honneurs, le secrétaire écoute, accorde ou refuse selon son bon plaisir, certain d’avance d’être approuvé par son maitre le duc de Lerma, lequel l’est toujours par le roi Philippe III notre auguste souverain.

Le sous-favori s’avançait lentement, se dirigeant vers son cabinet et saluant de la main la foule qui l’entourait.

— Pardon, messeigneurs, de vous avoir fait attendre.

— En effet, dit avec hauteur un fier hidalgo qui avait peine à cacher son impatience, voilà près de deux heures de retard, et je prierai monsieur le secrétaire du duc de Lerma de me recevoir avant tout ce monde, car on m’attend chez le roi.

— Qui êtes-vous ?

— Le comte de Bivar ! s’écria l’hidalgo avec un orgueil qui lui sortait par tous les pores.

— Je ne connais pas, répondit Calderon avec le flegme le plus impertinent.

— Si monsieur Calderon avait lu l’histoire, il aurait vu qu’un de mes aïeux, Rodrigue de Bivar, surnommé le Cid, avait été autrefois à la tête des armées du roi, et moi, je suis dans son antichambre.

— J’ai lu l’histoire, monsieur le comte, répondit Calderon en s’inclinant d’un air moitié respectueux, moitié railleur, et j’y ai vu que les Bivar avaient été mis à leur place.

Un sourire d’approbation circula dans l’assemblée ; le descendant du Cid se mordit les lèvres, et le secrétaire d’État continua sa marche.

Au milieu de la foule qui se pressait à la porte de son cabinet, Calderon aperçut un simple soldat, un invalide, qui de loin et de la main semblait lui faire quelques signes de reproche ou de colère.

— Permettez-moi, messeigneurs, dit-il, d’écouter d’abord ce soldat qui désire me parler. Vous me pardonnerez ce passe-droit, c’est mon père.

Et il entra avec le vieillard dans son cabinet en lui disant :

— Eh bien ! seigneur mon père, qu’avez-vous à m’annoncer ?

— Tu n’y prends pas garde, mon fils, si tu savais tout ce que l’on dit de toi, ce que je viens d’entendre tout à l’heure encore dans cette salle d’attente.

— Eh bien ! mon père…

— Ça ne peut pas durer ; ça finira mal ; il t’arrivera malheur.

— Bien, bien, mon père !

— Tu es trop audacieux, tu es trop insolent : tu parles en maître à des gens qui ont des aïeux, toi qui es fils d’un soldat et d’une servante flamande, la pauvre Marie Sandelen, ma défunte !

— Oui, oui, mon père, mes parents n’étaient rien, et moi je suis beaucoup. C’est le contraire chez le comte de Bivar et bien d’autres grands seigneurs.

— Qui pourront bien te renverser, mon fils.

— Soit ! Mais non pas m’abattre. Ne craignez rien, mon père, rentrez à l’hôtel, buvez, mangez et tenez-vous en joie.

Puis, se retournant vers l’officier de service :

— Guzman, lui dit-il, où est la liste de ceux qui attendent ? Quel est le premier ?

— Le seigneur Bernardo, un riche épicier de Madrid, pour un chargement qui lui arrive de la Vera-Cruz. La seconde personne, dona Antonia, veuve d’un officier…

— Bien… bien… Et le comte Bivar ?

— Le dixième sur la liste, mais on peut commencer par lui.

— Non ! À son rang, c’est-à-dire à son tour.

Et l’audience commença.

Je n’oserais pas, après l’immortel auteur de Gil Blas, esquisser une des audiences de Rodrigue de Calderon, ce favori d’un favori, ce fier parvenu qui, fils d’un soldat, avait eu la faiblesse de renier son père et le courage de s’en repentir ; qui l’avait placé près de lui, à la cour, comme expiation de sa faute, et comme souvenir continuel de son origine ; ce Calderon, un des plus curieux caractères que puisse étudier le moraliste ou l’historien.

Lesage ne pouvait et ne devait l’envisager qu’au point de vue de l’auteur comique.

Ce qu’il n’a pas dit et ce que l’histoire ajoute, c’est que Rodrigue de Calderon soutint l’adversité plus fièrement encore qu’il n’avait supporté la fortune ; c’est qu’il se montra réellement digne de sa grandeur et de ses titres le jour où il lui fallut les perdre ; c’est que, chrétien et philosophe, sa longue captivité fut plus héroïque et sa mort plus sublime que sa prospérité n’avait été insolente.