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qui, ainsi que nous l’avons vu, avait été rappelé de Lisbonne par le duc de Lerma, et ce mariage, c’était Aïxa qui l’avait fixé elle-même à la fin du mois dans lequel on venait d’entrer. Nous avons vu comment, dès le premier jour de son arrivée, Aïxa avait été nommée dame d’honneur de la reine, et comment son acceptation avait eu pour condition la liberté d’Yézid.

Le premier usage qu’en avait fait celui-ci avait été de se rendre à Madrid près de cette sœur dont il avait été si longtemps éloigné, et qu’à présent enfin il lui était permis de voir ; c’était à lui, d’ailleurs, dans ce moment plus que jamais, à veiller sur elle et à la protéger. Aixa, que sa nouvelle dignité appelait à la cour, se rendait presque tous les soirs au cercle de la reine, et jamais Marguerite n’avait vu son royal époux aussi assidu et aussi empressé auprès d’elle. Le plaisir que le roi éprouvait à causer avec Aïxa était si pur, et l’estime qu’elle lui inspirait était si vraie, qu’il ne craignait pas de les avouer hautement. La vertu la plus craintive n’aurait pu s’offenser d’une passion muette et profonde que tout semblait attester, mais que rien ne trahissait. Si Aïxa avait pu se laisser séduire, c’est ainsi, à coup sûr, qu’on aurait réussi près d’elle, et sans artifice comme sans calcul, le roi avait pris le meilleur moyen de gagner son amitié. Placée entre le roi qui l’aimait, et la reine, sa bienfaitrice, Aïxa n’avait pas éprouvé un instant d’embarras. N’ayant ni ambition, ni arrière-pensée, sa conduite loyale et franche avait détourné sur-le-champ toute idée de coquetterie et de trahison, et jamais favorite ne s’était élevée par de semblables moyens à une double faveur, aussi prompte et aussi haute. Le roi ne pouvait vivre sans la voir, et la reine ne pouvait se passer d’elle.

Le cercle du soir se ressentait de la rigoureuse étiquette de la cour d’Espagne ; mais le matin la reine recevait chez elle dans l’intimité et la simplicité allemande Aïxa et Carmen, qui étaient inséparables. Yézid, qui amenait sa sœur au palais ou qui venait l’y chercher, était presque toujours admis dans ce petit cercle, ainsi que Fernand d’Albayda, le fiancé de Carmen. Parmi les gens du palais, Juanita, la femme de confiance de la reine, veillait seule pendant ces réunions, pour en éloigner les importuns ou les profanes. Jamais la pauvre reine n’avait vu autour d’elle autant d’amis ; maintenant seulement elle se sentait vivre, et, avare de ces jours heureux qui s’écoulaient si vite, elle aurait voulu les arrêter.

Carmen ne rêvait, ne songeait qu’à Fernand ; son bonheur l’embellissait, son bonheur était sa vie, son bonheur était si grand que le pouvoir même et l’affection de la reine n’y pouvaient rien ajouter ; aussi Marguerite se disait : « Elle n’a pas besoin de moi ; » et une sympathie secrète l’attirait vers Aïxa. Il y a des souffrances qui s’entendent et se comprennent.

Il était souvent question du mariage de Carmen, qui devait avoir lieu dans une quinzaine de jours, et dont la reine s’occupait beaucoup.

— Et toi, duchesse de Santarem, lui dit-elle, un matin qu’elles étaient seules, ne songes-tu point à te remarier ?

— Non, madame.

— Tu n’aimes donc personne ?

— Non, madame.

Mais Aïxa, surprise par cette question imprévue, rougit tellement que la reine détourna les yeux pour ne pas l’embarrasser, et examina un tableau de Murillo qui ornait son oratoire. Aïxa se remit de son trouble et dit :

— J’ai deux frères, madame, deux frères qui m’ont sauvé l’honneur et la vie, deux frères qui seront mes seules amours, et comme ni l’un ni l’autre ne se mariera, je ferai comme eux, pour ne pas les quitter, et pour leur donner ma vie entière.

— Deux frères ? dit la veine, je ne t’en connaissais qu’un…

La reine ne prononça pas son nom.

— Oui, madame… Yézid, mon vrai frère… mon frère légitime, et l’autre…

— Qui ne l’est pas…

— Mais avec lequel j’ai été élevée… le cœur le plus noble, le plus généreux, et qui m’est dévoué.

— Et pourquoi ne se marie-t-il pas ? dit la reine. Il me semble qu’avec ma protection, et surtout la tienne, ajouta-t-elle en souriant, nous effacerions bientôt cette tache de naissance.

— Hélas ! madame, dit Aïxa, qui le jour même avait appris par Fernand ce qui venait de se passer au couvent d’Alcala, pour sauver mes jours et ceux d’Yézid, qu’il a crus menacés, il s’est fait chrétien, il a prononcé des vœux. Son bonheur, son avenir, il a tout donné pour moi….. Ne lui dois-je pas mon amitié et ma vie en dédommagement !

— Je comprends, dit la reine… je comprends, en effet, que celui-là ne puisse pas se marier… Mais ton autre frère ?..

— Yézid, madame ?

— Oui.

— Oh ! celui-là, madame, c’est autre chose !… Il y a dans sa vie un mystère que nous ne comprenons pas.

— En vérité !.. Dis-moi cela, duchesse, à moi qui suis curieuse.

— Mon père l’a souvent pressé de se marier, et moi aussi. Il a toujours répondu à mon père : Plus tard ! plus tard ! mais à moi, il m’a dit : jamais !

— Et pourquoi ?

— C’est la seule chose qu’il ne m’ait jamais confiée….. malgré toutes mes instances. Alors je ne lui en parle plus… je crois avoir deviné.

— Et qu’est-ce donc ? dit la reine, dont la curiosité redoublait.

— Je crois, madame, qu’il a au fond du cœur un amour malheureux et sans espoir, auquel il veut rester fidèle.

— En vérité ? reprit la reine avec émotion… Sans espoir ! tant mieux, il finira par l’oublier.

— Yézid n’oublie pas, madame…

— Mais toi et ses amis devriez essayer de le guérir.

— Il y a des amours dont on ne guérit pas, dit Aïxa en baissant les yeux.

— C’est vrai, murmura la reine… Mais il y a du moins une chance.

— Et laquelle ? dit vivement Aïxa.