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piquillo alliaga.

marcher dans la rue près de la porte ; mais peu lui importait alors, il était en sûreté.

Gongarello lui avait sauté au cou. Il l’accablait de caresses et de questions.

— Vous voilà donc ! c’est donc vous, mon sauveur, mon libérateur, que je peux sauver à mon tour ! que s’est-il donc passé ?

Alliaga le lui raconta.

— Vous ! moine ! moine à tout jamais ! s’écria Gongarello avec désespoir ; vous si bon, si généreux, si honnête !… ah ! vous ne méritiez pas cela ! Et c’est moi qui en suis cause… c’est ma maladresse ; cet Escobar m’aura vu au moment où je glissais la lettre sous le sablier… il l’aura prise ! il l’aura changée, et c’est par ma faute !… et c’est moi qui aurai contribué à faire un moine !.. Notre Dieu ne me le pardonnera pas !

— Allons… allons, dit Alliaga en essuyant lui-même une larme, console-toi, je suis hors de leurs mains, grâce à Dieu et grâce à toi ! Maintenant il faudrait, et le plus tôt possible, me rendre à Madrid.

— Nous partirons au point du jour. J’ai une carriole et une mule que j’ai appelée Juanita, pour me consoler de l’absence de ma nièce, qui autrefois me tenait compagnie et qui surtout me tenait tête… la pauvre enfant ! et dès que vous aurez dormi quelques heures…

— Oui, si tu veux me donner un lit…

— Le mien ! le mien ! s’écria le digne barbier ; mais auparavant vous souperez, je vous tiendrai compagnie.

— Mais ton souper, peut-être, était fini ?

— Je recommencerai !… dès qu’il s’agit d’un ami ! Vous avez fait bien autre chose pour moi.

Gongarello se mit sur-le-champ à l’ouvrage ; le couvert fut dressé, le repas fut servi, et le barbier paraissait si heureux de l’hospitalité qu’il exerçait, que Piquillo en était ému.

— À votre santé ! à votre bonheur ! à votre heureux voyage ! s’écria Gongarello en lui versant de son meilleur vin, une bouteille de valdepenas.

— Tu veux donc bien encore trinquer avec moi, lui dit Piquillo, moi qui vous ai abandonnés, moi qui suis un moine !

— Moine par l’habit, mais non par le cœur ! Vous êtes toujours un Maure, un de nos frères…

— Tu l’as dit ! s’écria Piquillo.

— Et vous l’avez prouvé ! C’est pour sauver d’Albérique et les siens que vous vous êtes immolé ! Nos frères le sauront tous, je m’en charge ! Dès qu’il ne faut que parler, vous pouvez compter sur moi.

Le barbier prouvait en même temps qu’il savait agir pour ses amis ; car rien ne fut oublié pour soigner son hôte : bon repas et bon lit, et pendant qu’Alliaga dormait, il veillait ; il s’occupait de tous les préparatifs du départ. Avant le jour, la carriole était en état, la mule pansée et attelée, et il alla réveiller son jeune ami.

— En route, en route ! lui dit-il.

— Il n’est pas encore jour.

— Nous voyagerons de nuit… comme dans la sierra de Moncayo, vous rappelez-vous ? cette nuit où j’ai fait tant de chemin en dormant, sans pourtant être somnambule. Allons, allons ! sur pied !

— Me voici, dit Alliaga, qui en un instant fut habillé.

Ils montèrent dans la carriole, dont le barbier prit les rênes.

— Sauras-tu bien me conduire jusqu’à Madrid ?

— Je vous le jure ! s’écria le barbier.

Mais, par malheur, il ne devait pas tenir son serment.

À peine la modeste voiture avait-elle fait un tour de roue, que trois ou quatre hommes à cheval l’arrêtèrent et l’entourèrent.

— Descendez ! dirent-ils au barbier.

— Et pourquoi, seigneurs cavaliers, voulez-vous que nous descendions ?

— Vous seulement… le révérend père voudra bien rester : nous nous chargeons de lui servir d’escorte.

Celui qui parlait ainsi monta dans la carriole à côté de Piquillo, et fit partir la mule au grand trot ; les trois autres cavaliers le suivirent au galop et eurent bientôt disparu.

Le barbier, encore tout étourdi de l’aventure, n’eut pas la force de jeter un cri. Il se dit seulement en lui-même et avec désespoir :

— Ah ! le pauvre jeune homme !.. c’est décidément moi qui lui porte malheur !

— C’est fait de moi !… je suis perdu ! se dit Piquillo ; j’aurais dû penser que le père Jérôme et Escobar, connaissant mes relations avec Gongarello, feraient cerner et surveiller sa maison ; la maison d’un ami était le dernier endroit où j’aurais dû chercher un asile. Et maintenant… surtout après ce qui s’est passé je n’ai plus ni pitié ni miséricorde à attendre… Je sais leur secret… Ils doivent s’en douter… Ce n’est plus un cachot… une prison éternelle qu’ils me destinent… c’est la mort. Soit ! je suis prêt et ne me plaindrais pas si j’avais pu seulement sauver Aïxa.

La voiture cependant roulait toujours, et le frère Luis d’Alliaga commençait à s’étonner de n’être pas encore arrivé, car, après tout, la ville d’Alcala n’était pas si grande, ni le couvent si éloigné. Son compagnon de voyage ne lui disait pas un mot. D’une main il tenait les guides, de l’autre il fouettait toujours. La pauvre mule ne reconnaissait point la touche de son maître, et jamais n’avait couru si vite ni si longtemps. Le jour, qui commençait à paraître, permit d’apercevoir une grande route, des arbres et de vastes plaines tant bien que mal cultivées. On était loin d’Alcala de Hénarès, et bientôt on vit les premières maisons des faubourgs de Madrid. Six heures sonnaient à toutes les paroisses quand la carriole s’arrêta devant un palais de sombre apparence que Piquillo reconnut sans peine. C’était celui de l’inquisition, qu’il avait eu le temps de contempler le jour où, monté sur une borne, il avait vu défiler le cortège dans lequel figuraient, bien malgré eux, Juanita et Gongarello. Frey Alliaga, stupéfait, ne comprenait rien à ce mystère que nos lecteurs s’expliqueront aisément.

L’archevêque de Valence et le grand inquisiteur, en quittant le cabinet du roi, dont ils étaient sortis fort mécontents, n’avaient pas pensé à communiquer à leurs agents l’ordre de Sa Majesté, par lequel la liberté était rendue à Piquillo. Une mauvaise nouvelle arrive toujours assez tôt. D’ailleurs, à quoi bon, puisque Fer-