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piquillo alliaga.

— Enfin, continua le supérieur, pour en venir à ce qui nous regarde, l’année dernière, j’ai eu le bonheur et le talent d’apprendre, par une de mes pénitentes, une intrigue où était mêlé un amant à elle, intrigue qui n’allait rien moins qu’à livrer la ville de Marseille aux Espagnols. Louis de Meyraigues, premier magistrat de la ville, s’entendait pour cela avec le duc de Lerma, par le moyen d’un secrétaire de la légation espagnole. J’en ai informé le père Cotton, qui en a instruit le roi. Celui-ci, qui n’est pas comme le nôtre et qui sait agir, s’est assuré par lui-même de la réalité du complot, et sur-le-champ il a donné ordre d’arrêter le secrétaire de légation et de trancher la tête au comte de Meyraigues, comme coupable de haute trahison[1].

Mais toutes ces intrigues secrètes, tous ces complots tramés dans l’ombre, car c’est là la seule politique du duc de Lerma et surtout de l’inquisiteur Sandoval, son frère, toutes ces tentatives, qui démontraient clairement au roi Henri le mauvais vouloir de l’Espagne, l’ont enfin lassé et irrité, et ne prenant conseil que de lui-même, il a résolu d’en finir et d’abattre d’un seul coup l’Espagne et son ministre.

— Ah ! dit la comtesse, voilà qui nous intéresse.

— Je vous disais bien que nous allions y venir.

— Et cela devient sérieux ?

— Très-sérieux, reprit le révérend en lui servant une aile de volaille froide.

Puis il continua son récit.

— Le roi Henri IV n’entreprend rien à l’étourdie, à la légère. Il prépare ses entreprises d’avance, de longue main, sans rien donner au hasard ; et d’après les dépêches que je viens de recevoir du père Cotton, son plan est admirable, immense, immanquable, et même en ce moment le duc de Lerma en serait instruit, il ne pourrait plus s’y opposer… il est trop tard.

— Qu’est-ce donc ? dit Escobar.

— Longtemps Philippe II et les provinces qui lui étaient soumises, c’est-à-dire presque toute l’Europe, ont formé une grande croisade catholique contre les protestants ; aujourd’hui le Béarnais se met à la tête de tous les peuples protestants contre l’Espagne. La Hollande, la Suède, tous les princes luthériens d’Allemagne, Venise, la Suisse et la Savoie le reconnaissent pour chef et marchent sous ses drapeaux.

— C’est une guerre formidable ! dit la comtesse.

— Bien plus, reprit Escobar, c’est une révolution qui va changer toute la face de l’Europe, et je ne vois pas, en effet, comment le duc de Lerma pourra y résister.

— Rien n’est préparé pour la défense : pas une place forte en état, pas une armée sur pied et pas un maravédis dans le trésor royal. Le roi Henri, au contraire, d’après ce que m’annonce le père Cotton, a une armée de cinquante mille hommes de pied et huit mille de cavalerie, tous vieux soldats, commandés par des officiers habitués aux combats et formés par le Béarnais pendant les guerres de la Ligue. Il a en outre un train d’artillerie supérieur à tous ceux qu’aucun souverain a jamais fait paraître en campagne, et des munitions de guerre pour cent mille coups de canon. De plus, et par l’économie et la sage administration du duc de Sully, son ministre, qui n’est point un duc de Lerma, il a amassé des trésors tels qu’il pourrait tenir sur pied, pendant dix ans, des forces militaires aussi redoutables, sans rien demander à ses sujets et sans créer aucun impôt extraordinaire. Jamais l’Europe n’aura vu de si grands préparatifs ni de si vaste entreprise.

— C’est admirable ! s’écria la comtesse.

— Quel roi que ce Henri IV ! dit Escobar.

— Homme de tête et de cœur, ajouta le père Jérôme, il réunit toutes les qualités qui font les grands princes ; il les a toutes !

— Il aime les femmes, dit la comtesse.

— Il protège les jésuites, dit le supérieur.

— C’est-à-dire, il s’en sert, reprit Escobar, ce qui est bien différent ; mais n’importe, imitons-le ! servons-nous de lui, et si ce que le révérend nous apprend est authentique…

— Je tiens tous ces détails du père Cotton, qui, à son tour, m’en demande quelques autres sur la situation intérieure de l’Espagne, et c’est à vous que je m’adresse, madame la comtesse.

— Vous les aurez, s’écria celle-ci.

— Par qui ? demanda Escobar.

— Par le duc d’Uzède, répondit froidement le supérieur.

— Qui les obtiendra de son père le duc de Lerma, dit la comtesse, c’est plus sûr.

— C’est juste, dit Escobar ; cela devient une affaire de famille et d’intérieur.

— Et le jour où le roi de France entrera en campagne, ce qui ne peut tarder, continua le supérieur, le duc de Lerma, qui n’a rien prévu et qui ne peut s’opposer à rien, le duc de Lerma, qui n’aura su défendre ni son roi ni le royaume qui lui était confié, ne pourra plus rester au pouvoir ni conserver les rênes de l’État. C’est un homme perdu, renversé de fait et de droit sans que nous ayons besoin de nous en mêler. Avec lui tombe Sandoval, son frère.

— Avec Sandoval l’influence de l’inquisition, dit Escobar.

— À la place du saint-office, la Compagnie de Jésus.

— Et à la place de Gaspar de Cordova, qui n’est rien, frère Jérôme, qui sera tout ; frère Jérôme, confesseur du roi, aussi puissant en Espagne que le père Cotton l’est en France ; n’est-ce pas, mon révérend ?

— Eh mais, dit Jérôme en souriant, cela est possible.

— Et qui, un beau matin, continua Escobar, nous saluera de son chapeau de cardinal.

— Si toutefois il salue personne, dit la comtesse, quand il portera ce chapeau-là. Mais il y a un seul obstacle à tous ces projets, à tous ces rêves.

— Lequel ?

— Ils sont impossibles.

— Comment cela, s’il vous plaît ? dit le supérieur en posant sur la table un verre de xérès qu’il allait porter à ses lèvres.

— C’est que vous allez travailler pour d’autres, c’est que, le duc de Lerma renversé, ce n’est pas vous qui hériterez de son pouvoir et de son influence.

— Et qui donc ?

— Je vais vous le dire : le roi est amoureux.

— Nous le savons.

  1. Charles Weiss, t. 4, p. 277.