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piquillo alliaga.

En ce moment, le père Jérôme entra, surpris de la gaieté de la comtesse.

— Qu’est-ce donc ? s’écria-t-il en fronçant le sourcil.

— Je vous le dirai, mon père… ou plutôt, non… je ne vous le dirai pas ! Cela vous apprendra à arriver si tard ! Qui vous a donc retenu ?

— Des papiers importants… des nouvelles que je viens de recevoir de France, et dont je vous parlerai tout à l’heure, dit gravement le moine.

Il regarda autour de lui et il ajouta :

— Je ne vois pas monseigneur le duc d’Uzède.

— Il n’a pu m’accompagner, comme je l’espérais, répondit la comtesse ; il y avait ce soir réception à la cour, et il y est resté pour des raisons que je vous raconterai aussi tout à l’heure.

— J’ai cru qu’il était arrivé, reprit le supérieur. Frey Paolo m’avait dit tout bas, en passant près de moi à l’Angelus, que quelqu’un était déjà ici et m’attendait.

— C’était moi, répondit Escobar.

— Alors, reprit le père Jérôme, mettons-nous à table, et causons en soupant, si madame la comtesse le veut bien.

— Il y a sûreté au moins ? dit celle-ci en riant.

— Le couvre-feu vient de sonner, répondit le supérieur, et tout le monde dort déjà dans le couvent, dont toutes les portes sont fermées.

— J’espère qu’on les rouvrira pour moi cette nuit, s’écria gaiement la comtesse ; je ne pourrais pas la passer dans ce saint lieu sans me compromettre !

— Ne craignez rien, madame, dit Escobar, je vous reconduirai par où vous êtes venue, par le petit corridor souterrain qui conduit à la petite porte du cloître.

— Mon cocher m’y attendra.

— C’est un garçon sûr ? demanda le prieur avec inquiétude.

— Discret comme ses mules.

— Causons donc, dit Escobar.

— Causons, dit la comtesse, car les circonstances sont graves.

— Très-graves, reprit le supérieur en versant à la comtesse du vin d’Alicante.

Alliaga écouta de toutes ses oreilles, ce qui était facile : du cabinet où il était assis, on ne perdait pas une parole, même celles dites à demi-voix, et quand il entr’ouvrait le léger rideau de taffetas, il voyail en face de lui la comtesse en grande parure, brillante et belle encore, placée entre le supérieur et le prieur, qui la regardaient tous deux d’un air béat, et déployaient pour elle toutes les prévenances de la galanterie monastique.

— L’important, dit le père Jérôme, est d’assurer avant tout…

— La chute du duc de Lerma ! s’écria la comtesse.

— L’existence et l’influence de notre ordre, répondit le jésuite.

— Je remarque, dit la comtesse, que quand il s’agit de mes affaires, vous commencez toujours par les vôtres.

— Pour y revenir plus sûrement ! s’écria le père Jérôme… Elles se tiennent étroitement, et c’est un détour qui nous avance.

— La ligne droite, dit Escobar, est rarement la plus courte. C’est un préjugé dont on commence à revenir.

— Il s’agit donc, reprit le père Jérôme, de nous établir complétement, franchement et ostensiblement en Espagne.

— En fraude, c’est permis, dit Escobar ; mais ostensiblement, est-ce possible ?

— Je l’espère bien ! s’écria le supérieur.

— Moi, je ne le pense pas, dit gravement Escobar, et je crains même que nous ne puissions jamais y réussir. L’Espagne n’est pas un pays qui nous convienne et nous ne lui convenons pas. L’inquisition va mieux aux Espagnols, qui, sombres et graves, ne demandent qu’à croire et ne tiennent pas à raisonner. Avec ses formes absolues, et qui n’admettent pas de doute, le saint-office est justement ce qu’il leur faut. Le saint-office leur cause une frayeur mêlée d’intérêt, et ils courent à ses auto-da-fé et à ses processions comme aux combats de taureaux. Pour nous autres, qui régnons non par la violence, mais par l’adresse, ils ne nous comprennent pas. Il nous faut à nous un peuple : qui ait de l’esprit, de la finesse, ou qui croie en avoir ! La France nous convient mieux. Il n’y a là ni bûcher ni force brutale ; on nous y attaque par des plaisanteries ingénieuses et de piquantes épigrammes, mais on nous laisse faire, et pendant qu’ils se félicitent et se réjouissent de leur esprit, nous nous servons du nôtre.

— Aussi, dit le père Jérôme, c’est toujours de l’autre côté des Pyrénées qu’est établie pour nous la métropole ; la mère patrie ; mais cela n’empêche pas, dans l’intérêt même de l’ordre, de travailler à la propagation de nos doctrines, à l’agrandissement de nos ressources, et de chercher, en un mot, à étendre nos conquêtes. La France nous y aidera ; elle nous y aide dès ce moment. Je viens de recevoir des dépêches en chiffres du plus puissant et du plus habile de nos frères, car, pour avoir conquis l’estime et la faveur d’un roi tel que Henri IV, il faut bien de l’adresse.

— Il faut mieux que cela, dit Escobar.

— Et quoi donc ?

— Un talent et une vertu réels… Un roi tel que Henri ne se laisse pas prendre aux apparences, et s’il a donné sa confiance au père Cotton, c’est qu’il la mérite.

— Et vous avez raison, Escobar ; le père Cotton est tout dévoué au Béarnais, j’en ai la preuve ; car toutes ses lettres, ses dépêches, ont pour but de l’éclairer et de le servir.

— En vérité ? dit la comtesse.

— Le roi Henri avait des traîtres jusque dans son conseil. Villeroi, vieux ligueur, donnait avis de tout ce qui s’y passait à Nicolas l’Hoste, son commis principal, qui le transmettait au duc de Lerma. C’est le père Cotton qui à tout découvert et tout dit à son maitre.

La reine de France, Marie de Médicis, et ses confidents, Éléonore Galigaï et Concini, étaient en correspondance secrète avec l’Espagne. Bien plus, la maîtresse du roi, la marquise de Verneuil, le trahissait et était vendue à don Balthazar de Zuniga, ambassadeur d’Espagne, créature du duc de Lerma ; c’est le père Cotton qui a tout deviné, tout déjoué et mis en garde le Béarnais.

— Et contre l’ordinaire des princes, dit Escobar, celui-ci n’a pas été ingrat. L’édit de Rouen a rappelé nos frères de l’exil.