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piquillo alliaga.

certains cachots modèles, où nous avons soin de reléguer ceux qui, par obstination ou endurcissement, resteraient sourds à la voix du ciel, et surtout qui, par malice ou méchanceté, voudraient décrier notre ordre et le calomnier !

— Le calomnier ! s’écria Alliaga furieux, le calomnier ! est-ce que cela est possible !.. est-ce que votre fourberie et votre méchanceté ne dépassent point tout ce que l’on pourrait inventer ! Et vous avez pu espérer que je resterais dans vos rangs, que je vous appellerais mon frère !.. Écoutez-moi, car je ne vous ressemble pas… je ne veux tromper personne, pas même un ennemi ! À vous et à Escobar, à vous et à tout votre ordre, je déclare dès ce jour une haine mortelle !… Ce serment-là, je le fais bien de moi-même, et je le tiendrai… Et maintenant que vous me connaissez, appelez vos geôliers et ordonnez-leur d’ouvrir vos cachots…

— Plus tard, dit froidement le père Jérôme, je ne dis pas non… c’est possible ! mais dans ce moment vous avez la fièvre. Nous attendrons que vous soyez guéri, et je vais vous envoyer pour cela le frère médecin, en le priant d’employer tous ses soins à hâter votre guérison.

Il sortit, et un quart d’heure après arriva un frère élève de Saint-Pacôme.

Il trouva, en effet, Piquillo en proie à une fièvre chaude que rien ne pouvait calmer, et qui dura plusieurs jours. Pendant quelque temps on surveilla le jeune frère avec soin, puis on s’en occupa moins, puis on le laissait seul des heures entières, luttant contre la maladie, dont les accès, quoique moins fréquents, revenaient encore.

Un soir, en proie à un délire ardent, à moitié fou de rage et de douleur, et conservant cependant assez de raison et de mémoire pour se rappeler toutes les trahisons dont il avait été victime : — Il n’y a donc ici-bas, s’écria-t-il, ni loi, ni justice ! Eh bien, c’est moi qui serai la loi ! c’est moi qui serai la justice ! C’est à moi de châtier les coupables que les hommes laissent impunis !.. Oui… oui, continua-t-il avec exaltation, Dieu me confie cette mission, et je la remplirai ! je commencerai par Escobar… et par le père Jérôme !

Il s’était levé… il s’était habillé complétement.

— Ils m’ont donné cette robe de moine, disait-il… ils ont bien fait. Me voici désormais, comme eux, ministre de Dieu !.. d’un Dieu vengeur. Allons, maintenant à l’œuvre ! et que le ciel me conduise !

Enveloppé dans sa robe, le front caché par son capuchon, il s’élança dans la cellule d’Escobar. Celui-ci était absent, par bonheur pour lui, car nul doute que, dans sa rage, Alliaga, dont les forces étaient doublées par la fièvre, n’eût, de ses propres mains, étranglé le bon père.

— Ah ! il n’est pas là ! dit-il avec égarement, le ciel le protége encore… mais ce ne sera pas toujours ainsi… il reviendra… et en attendant il y en a d’autres encore à punir et à immoler… Allons chez le père Jérôme !

Il descendit l’escalier d’un pas ferme, et traversa la cour. La nuit était venue. On sonnait l’Angelus ; mais au lieu de suivre les autres frères à la chapelle, il continua sa marche jusqu’à la cellule du supérieur. Un moine en sortait un panier vide. C’était Paolo, le frère, ou plutôt le valet de chambre de confiance du père Jérôme. Il fit un geste de surprise en voyant un moine dont il ne pouvait distinguer les traits s’avancer aussi résolument vers l’appartement dont il venait de fermer la porte. Il voulut parler, Alliaga lui saisit brusquement la main, et lui dit d’une voix sourde :

— Silence !

— Ah ! vous êtes de ceux qu’il attend.

— Oui… celui que Dieu envoie.

Il vit la porte fermée, et regardant frey Paolo qui tenait une clé, il ajouta :

— Ouvre !

Il entra dans la cellule, dont la porte se referma sur lui. Il se trouva dans l’obscurité ; et après avoir fait le tour de l’appartement :

— Et lui aussi, se dit-il, n’est pas chez lui ! Oui… oui, j’ai entendu sonner l’Angelus… il y est, je l’attendrai… il espérait se dérober à ma vengeance, mais il ne m’échappera pas ; Dieu va me l’amener… je l’attends !.. je l’attends !…

Il se leva du fauteuil qu’il avait rencontré et sur lequel il s’était jeté. Il se mit à marcher de nouveau à grands pas dans la chambre. Nous avons dit qu’elle n’était point éclairée ; et au milieu de l’obscurité, il vit une faible lueur sortir de dessous un panneau et glisser sur le parquet.

— Ah ! dit le jeune moine… chez eux la lumière ne vient pas d’en haut, mais d’en bas.

Et il s’approcha de ce qu’il croyait une porte. C’était un tableau, un portrait en pied de saint Jérôme, qui ornait la cellule du supérieur. Ce portrait couvrait et masquait tout un panneau ou plutôt une porte secrète qui glissait sous un ressort, et qui, d’ordinaire, était si exactement jointe au reste de la boiserie, qu’on ne pouvait soupçonner aucune solution de continuité. Frey Paolo, qui venait de sortir, n’avait pas probablement rapproché complétement le tableau de la muraille, puisqu’il s’en échappait un rayon de lumière, et si faible que fût cette lueur, elle servit à guider Alliaga. Il porta la main sur le panneau, qui glissa, et le pauvre insensé fut tout à coup ébloui par la masse de bougies qui l’illuminèrent.

Dans un réduit, dans un petit salon simplement orné, était préparée une table couverte de linge bien blanc richement damassé. Sur la table était une collation composée de viandes froides, de pâtisseries, de fruits et de confitures de toutes sortes. Des vins rafraîchissaient dans des vases de glace. Il y avait quatre couverts qui attendaient les convives. Des flambeaux à plusieurs branches garnies de bougies brillaient aux deux bouts. Les chaises et les fauteuils, doux, soyeux et commodes, semblaient inviter à s’asseoir, et on apercevait, au fond de l’appartement, dans un enfoncement, un large canapé saintement rembourré et embelli de coussins d’un pieux édredon. C’était là que le révérend père supérieur venait se reposer et faire sa sieste dans les grandes chaleurs. De chaque côté du canapé était un cabinet ayant une ouverture à hauteur d’homme fermée par un rideau de taffetas vert.

Alliaga s’était arrêté à cette vue, interdit, stupéfait, et regardant autour de lui avec étonnement. Soit que