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piquillo alliaga.

— Oui, sire.

— Vous êtes plus avancé que moi.

— C’est un jeune homme plein de cœur, de mérite, de talent, s’écria Fernand.

— Vous l’entendez, mes pères ! dit le roi.

— Et digne en tout point de la protection de Votre Majesté.

— Vous entendez, mes pères ! Partez, monsieur… ah ! attendez, dit-il en se remettant à écrire ; puis il s’arrêta et reprit : Non, non, cette lettre-là, ce n’est pas vous qui la porterez.

Fernand s’inclina et sortit.

Le roi écrivait toujours. Il traçait le billet suivant :

« Le roi s’est empressé de tenir la promesse que don Augustin de Villa-Flor avait faite à la belle Aïxa. Dès ce soir, Piquillo Alliaga sera remis en liberté. »

Puis levant les yeux sur Sandoval et Ribeira qui restaient debout et immobiles devant lui :

— Je ne vous retiens plus, mes pères, leur dit-il.

Les deux grandes dignités ecclésiastiques du royaume, consternées et humiliées, descendaient côte à côte l’escalier du palais ; elles descendaient, et dans ce moment le duc de Lerma montait. Sandoval lui raconta avec effroi ce qui venait d’arriver… Ribeira le lui répéta en faisant le signe de la croix.

— C’est inexplicable… Je ne comprends plus rien au roi.

— Ni moi à la reine, dit le ministre.

— En vérité, dit Sandoval à voix basse, je crois que notre auguste souverain est fou.

— Non, dit le ministre en soupirant, mais il est amoureux.

Fernand, cependant, fidèle aux ordres du roi, galopait sur la route d’Alcala, enchanté d’aller délivrer Piquillo, et ravi d’une mission qui le dispensait de son audience avec le ministre. En recevant l’ordre de se rendre à Madrid, il s’était douté que les événements du château de Santarem allaient lui valoir quelque disgrâce, et la confiance dont le roi l’honorait en ce moment lui semblait une compensation de la mauvaise humeur du ministre.

Il arriva vers le milieu du jour à Hénarès, et sans s’arrêter, sans se reposer, il alla droit au couvent ; il remit son cheval au valet qui le suivait, et demanda au frère portier le supérieur du couvent, le révérend père Jérôme.

— Impossible de le voir en ce moment.

— Dites à lui ou au prieur que j’ai à leur parler de la part du roi, moi, don Fernand d’Albayda.

Le frère portier revint un instant après, et remit un petit billet non cacheté : il était d’Escobar.

« Le père Jérôme me charge de présenter ses respects et ses excuses au seigneur don Fernand d’Albayda, et le prie de vouloir bien l’attendre quelques instants. Une importante cérémonie retient en ce moment à la chapelle le supérieur et ses frères.

 « Le prieur, xxxxxxxxxFrère Escobar. »

— C’est donc une grande fête, une grande solennité ? dit Fernand.

— Une ordination !… rien que cela ! dit le frère portier. Écoutez plutôt.

— En effet, toutes les cloches du couvent sonnaient à grande volée ; les orgues se faisaient entendre, ainsi que les voix des frères.

— J’ai ordre, seigneur cavalier, de vous conduire au parloir.

— Je vous suis, mon frère.

Fernand entra au parloir et attendit.

Un silence profond régnait dans les bâtiments et dans les cours du couvent. C’était le repos, mais le repos de la tombe. On eût dit que ces lieux étaient abandonnés, si de temps en temps un chant lointain et monotone n’eût retenti sous les voûtes du cloitre. Fernand se sentit effrayé du calme qui l’environnait ; lui qui dans le monde, parvenait parfois à se distraire et à s’étourdir par le bruit, par l’agitation, par les devoirs de chaque jour, il se trouvait seul, ici, avec lui-même, seul avec l’image d’Aïxa et les pensées qu’il s’efforçait de fuir !… Ah ! que je plains, se disait-il, ceux qui viennent dans la solitude du cloitre pour y chercher la consolation et l’oubli ! on n’y trouve au contraire que la douleur et le souvenir ! Il se félicitait du moins d’arracher Piquillo à ces hautes et sombres murailles, de le ramener au sein du monde, aux plaisirs de son âge, aux douceurs de l’amitié… à Carmen, à Aïxa, qui l’attendaient.

En ce moment de longues files de moines, le capuchon baissé et les mains croisées sur la poitrine, sortirent de la chapelle et rentrèrent dans leur cellule. Fernand se fit conduire à l’appartement du supérieur.

Le père Jérôme avait avec lui le frère Escobar et un jeune moine qui, agenouillé dans un coin, semblait absorbé dans une sainte extase ou dans une profonde douleur, car il ne voyait et n’entendait rien de ce qui se passait autour de lui.

— Mon révérend, dit le jeune militaire au supérieur… Je viens vers vous de la part du roi…

À cette voix d’un ami, à cette voix qu’il avait entendue pour la première fois, auprès d’Aïxa et de Carmen et sous le toit hospitalier de Juan d’Aguilar, le moine leva vivement la tête.

— Piquillo ! s’écria Fernand.

Le moine se jeta dans ses bras, et, comme si toutes ses larmes, depuis si longtemps comprimées, se fussent fait tout à coup un passage, il éclata en sanglots, et n’eut que la force de s’écrier :

— Vous ! vous, Fernand ! ah ! parlez-moi d’elle… de mes amis… de Yézid !…

— Allons ! allons ! calmez-vous, lui dit Fernand en souriant, vous allez bientôt les revoir, je vous emmène. Mon père, dit-il au supérieur, daignez lire cet ordre du roi qui vous enjoint de me remettre Piquillo, votre prisonnier.

— Piquillo n’existe plus, répondit froidement le supérieur, nous n’avons ici que le frère Luis d’Alliaga.

— Que voulez-vous dire ? s’écria Fernand en reculant d’un pas.

— Qu’aujourd’hui, jour de la Saint-Louis, ce jeune frère a prononcé ses vœux.

— Ce n’est pas possible ! il y a ici quelque trahison… et je proteste au nom du roi qui m’envoie.

— Prenez garde à vos paroles, seigneur cavalier, dit le père Jérôme avec calme. C’est d’elle-même que