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piquillo alliaga.

Un instant Escobar avait cru échouer dans ses projets. Piquillo ne lui offrait aucune prise et il ne savait plus par quel côté l’attaquer. Le hasard, père des succès, lui était venu en aide. Un jour que le barbier Gongarello traversait la cour du couvent pour aller raser les bons pères, il aperçut un jeune novice, la tête baissée, les bras croisés, qui passait sans voir personne, et se dirigeait vers la bibliothèque. Dans sa surprise, Gongarello manqua de laisser tomber à terre son plat à barbe en faïence, car dans ce novice si mélancolique et si rêveur, il avait cru reconnaître Piquillo. Il s’était empressé de faire part de cette découverte à sa nièce Juanita, celle-ci à Pedralvi, et Pedralvi à son bon maître Delascar d’Albérique.

En attendant leur réponse, Gongarello cherchait, sans en venir à bout, le moyen de prévenir Piquillo, qu’il n’apercevait jamais, et dont la cellule touchait cependant celle du prieur.

Un matin que le barbier était occupé à raser Escobar, celui-ci s’absenta un instant et revint, mais en rentrant, il crut voir que le rasoir et la main du barbier tremblaient. Il remarqua que la porte qui conduisait chez Piquillo était entr’ouverte. Or, un moment avant, elle était fermée. Le barbier était donc entré chez le novice.

En effet, Gongarello se voyant seul, n’avait pu résister au désir de jeter un coup d’œil dans la chambre de son jeune ami, il espérait l’y trouver et n’avait trouvé personne. Mais il avait voulu du moins, et sans se compromettre, tenir Piquillo en défiance contre les pièges du révérend père Escobar. Celui-ci, après avoir renvoyé le barbier, était entré dans la cellule du novice, avait tout examiné et n’avait pas eu de peine à trouver dans le livre de prières ces mots tracés en tremblant par Gongarello :

« Défiez-vous des bons pères et surtout d’Escobar. »

Le premier mouvement du prieur avait été de déchirer cet écrit. Puis il avait pensé avec raison qu’en le laissant où il était, ce premier message, qui ne lui apprenait rien, en amènerait peut-être d’autres qui lui apprendraient beaucoup.

Il avait raisonné juste. Piquillo, plein de confiance, avait répondu par ces mots remis au même messager :

« Qui que vous soyez, donnez-moi des nouvelles d’Yézid et d’Aïxa. »

Escobar s’était emparé du message. Quel était donc ce Yézid, cette Aïxa auxquels Piquillo portait tant d’intérêt, et auxquels il pensait plus qu’à lui-même, plus qu’à sa liberté ? Il avait questionné à ce sujet le duc d’Uzède. Celui-ci, instruit par le ministre, son père, lui avait raconté que Yézid, fils du Maure Albérique, était poursuivi en ce moment par l’inquisition pour avoir tué en duel le duc de Santarem, mais qu’il s’était soustrait à toutes les recherches et qu’on n’avait pu le découvrir. Quant à Aïxa, le duc savait par la comtesse d’Altamira tout le dévouement que Piquillo lui portait ; on ignorait, il est vrai, à quel titre. Mais n’importe ! on ne risquait rien d’effrayer le prisonnier et de le faire trembler pour les objets de son affection. C’est ce qu’avait fait Escobar, attendant les événements et de plus amples renseignements, que Gongarello n’avait pas manqué de lui fournir.

Le jour où le digne barbier était venu couper les cheveux du novice, on se rappelle qu’Escobar était présent à cette cérémonie. Ses yeux, en apparence fixés sur un livre de prières, suivaient tous les mouvements du barbier ; il lui avait vu montrer vivement une lettre, puis plus tard la placer sous un sablier. On se souvient qu’à l’instant même il avait emmené Piquillo chez le père Jérôme, où il l’avait laissé ; il était revenu précipitamment à la cellule, avait soulevé le sablier, et telle était la lettre qu’il y avait trouvée :

 « mon fils ! »

« Voici la première fois que je vous écris, et c’est, grâce au ciel, pour vous envoyer de bonnes nouvelles, pour vous apporter espoir et consolation. Nous avons appris par Gongarello, qui vous remettra cette lettre, et votre captivité au couvent d’Alcala, et les pièges qui vous environnent. Résistez et ne craignez rien. Votre frère Yézid est toujours poursuivi, il est vrai, mais il est en lieu sûr, on ne peut le découvrir, et j’ose espérer pour lui de puissantes protections qui obtiendront sa grâce. Aïxa, votre sœur, veuve et libre, est retournée à Madrid. Ce n’est plus la fille du Maure ni l’enfant adoptif de don Juan d’Aguilar, c’est la duchesse de Santarem qui emploie ses amis et son crédit à votre délivrance. Vous avez, m’écrit-elle, de redoutables adversaires, l’archevêque de Valence, Ribeira que vous avez mortellement offensé ; mais elle ne désespère point du succès, le zèle ne lui manquera pas, ni l’or non plus, je vous l’atteste. Prenez donc courage, votre nouvelle famille ne vous abandonnera jamais. Résistez aux embûches que l’on veut vous tendre, restez fidèle à notre croyance, au Dieu de nos ancêtres, et pensez à votre père, qui vous aime et vous bénit.

 « Delascar D’Albérique. »

Cette lettre, qui eût désespéré tout autre qu’Escobar et lui eût démontré l’inutilité de ses efforts, lui avait fait entrevoir au contraire la possibilité du succès. Elle lui apprenait d’abord des liens de parenté qui lui semblaient en contradiction avec ceux que redoutait le duc d’Uzède, mais il n’était point chargé de débrouiller un mystère dans lequel la Giralda elle-même n’avait osé se prononcer ; il lui suffisait que cette parenté, fausse ou véritable, eût créé dans le cœur de Piquillo une affection tendre et profonde, un dévouement de frère et de fils ; c’est là-dessus qu’il fallait calculer. Cet écrit lui apprenait ensuite que, récemment admis dans la famille du Maure, Piquillo n’avait encore reçu de lui aucun message, aucune lettre… c’était la première ! Il ne connaissait donc point l’écriture de d’Albérique. C’était un grand point. S’appuyant alors de toutes ces circonstances et surtout de la haine que Ribeira portait au jeune novice et qui déjà lui était connue, Escobar s’était hâté de composer et de transcrire une autre lettre, celle que Piquillo avait lue. Pour quiconque connaissait, comme Escobar, le cœur du jeune homme, son âme ardente et généreuse, son abnégation de lui-même et son dévouement au devoir, cette lettre était un chef-d’œuvre, c’était la plus adroite, la plus infernale et la plus rare des combinai-